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Conversation avec Tzvetan Todorov, essayiste, historien. Sa carrière professionnelle s’est déroulée au CNRS du 1968 au 2005, où il est aujourd’hui directeur de recherche honoraire. Structuraliste au départ, il a beaucoup écrit sur les idéologies du XX siècle. En 2008, son œuvre a été couronnée par le prestigieux prix du Prince des Asturies. Auteur des nombreux essais dont : « L’histoire des idées : théorie du symbole», 1977 ; « Nous et les autres », 1989 ; « Le jardin imparfait », 1998 ; « Éloge de l’individu », 2000 ; « Les aventuriers de l’absolu », 2006; « La peur des barbares », 2008; « La signature humaine », 2009; « Le siècle des totalitarismes », 2010. La conversation a eu lieu à Venise auprès de l’université Cà Foscari au mois de mai 2013 et à Milan pendant le festival La Milanesiana au mois de juillet 2013.

 

Antonio Torrenzano. Antonio Torrenzano. Le monde est en train de vivre de profonds changements. Changements pas seulement financiers et économiques, mais aussi politiques, sociaux, institutionnels et moraux. Est-il urgent de réinventer un nouveau modèle social ? Est-il urgent de renouer les utopies pour redonner du sens à la vie ?

 

Tzvetan Todorov. Pour moi, ce n’est pas exactement une philosophie au sens strict du mot, c’est plutôt un choix de valeurs, une vision du monde. L’être humain peut suivre tout ce qu’on lui dit de faire, mais il peut aussi s’en arracher, s’y opposer. Jean-Jacques Rousseau disait ainsi: “l’homme peut acquiescer ou résister”. Cela est pour moi absolument essentiel.La deuxième caractéristique tout aussi fondamentale est que dans l’optique humaniste, la finalité ultime de nos actes doit être le bien-être des êtres humains eux-mêmes. Enfin, la troisième grande caractéristique est l’universalité, c’est-à-dire que les traits que l’on exige des hommes et qu’on leur propose s’appliquent à tous les êtres humains.

 

Antonio Torrenzano. Vous avez beaucoup écrit et réfléchi sur les grandes tragédies du XXe siècle, quelle est-elle votre pensée en revanche sur notre époque contemporaine?

 

Tzvetan Todorov. La confrontation capitalisme contre le communisme est disparue. Nous avons aujourd’hui d’autres contrastes, mais très différents. Il existe pourtant des mutations dans notre monde et notre actualité, qui ont probablement un impact négatif sur la vie morale de la population. L’invention des ordinateurs et leur mise en réseau influencent en profondeur nos activités de communication, donc les relations entre individus et, par là, nos actes moraux. Il y a un siècle, l’information était rare, le téléphone difficile à obtenir, les nouvelles lentes à nous parvenir ; aujourd’hui, l’information est continue et pléthorique. Chacun de nous est branché en permanence sur plusieurs réseaux et communique avec un grand nombre de personnes. Tout le monde jouit de ces technologies, mais en même temps, il se plaint d’un sentiment de solitude, d’isolement, d’abandon. Triomphe et échec de la communication semblent d’avancer de pair.

 

Antonio Torrenzano. Qu’est ce qu’il s’est passé après la chute du Mur de Berlin ?

 

Tzvetan Todorov. Depuis la chute du Mur de Berlin, qui a déclenché la montée en puissance du néolibéralisme, nous sommes en train d’assister en Europe à un changement de perspective, comme si l’effondrement de l’empire soviétique devait entraîner la déconsidération des valeurs de solidarité, d’égalité, de bien commun, dont ce pays et ses satellites se réclamaient hypocritement. Aujourd’hui, la doctrine néolibérale postule que les intérêts économiques priment sur nos besoins sociaux et que l’être humain soit autosuffisant.

 

Antonio Torrenzano. Ce changement, il me semble néfaste … Les conflits se sont multipliés, la pauvreté est augmentée, le conflit social n’est pas disparu.

 

Tzvetan Todorov. Les conflits aujourd’hui se fondent sur divergences politiques, économiques, sur des rêves de pouvoir plutôt que sur une vision clairvoyante de l’avenir.

 

Antonio Torrenzano. Dans un monde où la satisfaction de l’individu est la seule valeur partagée, y a-t-il encore un espace pour vivre ensemble ?

 

Tzvetan Todorov. La morale n’est pas menacée d’effondrement définitif : elle est inhérente à la conscience humaine. Si la morale disparaissait, c’est que l’espèce elle-même aurait subi une mutation. Les évolutions technologiques exigent une meilleure maîtrise de nos nouvelles capacités, un peu comme on apprend à utiliser une voiture sans mettre sa vie en danger.

 

Antonio Torrenzano. Avec Rolland Barthes, vous avez approfondi la théorie du structuralisme. Pourquoi préférez-vous parler de méthodologie plutôt que de théorie ?

 

Tzvetan Todorov. C’est une “méthode”. La méthode structurale était une chose utile à introduire dans le champ des études littéraires pour apprendre à mieux lire les textes, mais une fois qu’on l’a introduite, cela cesse d’être un sujet de bagarre ou de débat. La méthode structurale est plutôt un instrument dont il faut apprendre à se servir et si on l’utilise c’est très bien,mais ce n’est pas le seul instrument disponible dont j’aime me servir.

 

Antonio Torrenzano

 

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Conversation avec Réda Benkirane, sociologue, écrivain, chercheur, spécialiste de l’information, il est consultant auprès des Nations Unies (CNUCED) à Genève. Ses ouvrages traitent de la Complexité, l’interdisciplinarité et l’interculturel. Réda Benkirane s’occupe depuis longtemps de la construction des savoirs en fonction de la complexité du monde. Un thème très contemporain qu’il a raconté dans son dernier essai « La Complexité, vertiges et promesses: 18 histoires de sciences d’aujourd’hui». Dix-huit histoires sous formes d’entretiens où l’auteur interroge sur la Complexité Edgar Morin, Ilya Prigogine, Neil Gershenfeld, Daniel Mange, Jean-Louis Deneubourg, Luc Steels, Christopher Langton, Francisco Varela, Brian Goodwin, Stuart Kauffman, Bernard Derrida, Yves Pomeau, Ivar Ekeland, Gregory Chaitin, John Barrow, Laurent Nottale, Andrei Linde, Michel Serres. « Je crois, affirme l’auteur, que la raison d’être de ce livre est simplement de tenter de comprendre le monde de demain, et de fonctionner sur le mode de la curiosité plutôt que sur celui de la peur de ce qui va advenir, de tout ce qui pourrait advenir. Je suis à cet égard frappé de voir combien les sociétés technologiquement les plus avancées, politiquement les plus puissantes, militairement les plus imposantes sont tenaillées par la peur. Ce livre est le résultat d’une enquête ethnologique sur les sciences contemporaines. Il me semble que l’approche de la complexité peut être utile aux sociologues et anthropologues pour mieux saisir ces ”Touts sophistiqués” (sophisticated wholes) ou ces ‘’Nous’’ subtilement enchevêtrés (les nôtres et les autres) qui abondent dans toutes sortes d’environnements ».Son site numérique http//www.archipress.org

 

Anna Hohler. Comment expliqueriez-vous la notion de complexité ?

 

Réda Benkirane. La complexité désigne les phénomènes dont «le tout est plus que la somme des parties». Pour signifier ce que la complexité est, je citerais quelques exemples : Internet, marchés financiers, avalanches, crues, extinctions massives d’espèces vivantes, turbulences atmosphériques, fluctuations erratiques de populations animales, progression de maladies épidémiques, évolution de régimes politiques, fonctionnement du cerveau, des gènes, la liste est longue. Pour dire ce que la complexité n’est pas, c’est-à-dire la complication, je citerais encore les exemples de la montre et de l’automobile dont les mécanismes, aussi compliqués soient-ils, ne sont pas complexes. On peut décomposer l’ensemble en éléments que l’on peut remonter pour aboutir à l’objet initial. Il n’en est pas de même des objets complexes.

 

Anna Hohler. Qu’est-ce qui caractérise un système complexe ?

 

Réda Benkirane.Un système complexe est caractérisé par la non-linéarité (quand causes et effets ne sont pas proportionnels), par l’émergence (les propriétés du tout ne sont pas réductibles à celles des composants de base) et enfin par l’évolution (le temps est la dimension dans laquelle le mouvement, l’incertitude se déploient).

 

Anna Hohler. S’agit-il d’une nouvelle discipline ou plutôt d’une nouvelle façon d’aborder des disciplines existantes ?

 

Réda Benkirane.Certains imaginent la complexité comme une nouvelle discipline, d’autres pensent que ce thème est trans- et interdisciplinaire. Personnellement, je suis enclin à penser que c’est plutôt une manière d’aborder des disciplines existantes, de les faire dialoguer entre elles pour traiter de problèmes qui sont plus larges que les différents domaines de validité. Nous sommes entourés de beaucoup de connaissance, mais cernés par une incommensurable inconnaissabilité. Mais ce n’est pas un fait angoissant, c’est au contraire un gain de connaissance! Mais attention, ce dialogue entre disciplines ne peut pas advenir sans rigueur et discipline.

 

Anna Hohler. Comment décririez-vous la complexité aujourd’hui ?

 

Réda Benkirane. Nous vivons actuellement son âge d’or. C’est une science participative de ce qu’elle observe, elle décrit des phénomènes hors de notre contrôle et de notre horizon de prédictibilité. Les sciences non linéaires actuelles mettent fin à une crise de l’interprétation. Il s’agit de décrire des phénomènes très différents entre eux du point de vue des composants, mais qui ont en commun une dynamique et des propriétés d’ensemble. En comprenant les propriétés d’émergence, de turbulence, d’écart à l’équilibre, de transition de phase, en révélant les limites de la calculabilité ou de la prédictibilité, nous comprenons mieux la nature de la nature et nous apprenons à interagir avec elle. Cosmos, bios, homo, toutes ces différentes échelles sont des échelles de la complexité. Ce qui pose problème, cependant, est à mon sens la culture de la complexité qui, en dehors des laboratoires, a du mal à s’imposer au sein de la société qui, elle, procède d’une culture traditionnelle où l’ordre et la stabilité sont des valeurs cardinales. La société se trouve très mal à l’aise avec le temps chaotique et imprévisible, qui n’a plus rien à voir avec le temps chronométrique, hyperstable et réversible auquel on était habitué.

Anna Hohler

 

 

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Bien que le terme d’humanisme ne soit pas à la mode, j’ai décidé de l’associer au numérique pour trois raisons. Premièrement, je m’intéresse surtout à la dimension culturelle du numérique. Il existe un flou entre les mots informatique et numérique : on passe souvent de l’un à l’autre comme s’ils étaient des paroles équivalentes. L’informatique a une histoire particulière : branche des mathématiques au départ, elle s’est rapidement imposée comme une science autonome avant de devenir une industrie, puis une industrie culturelle, et enfin une culture.

 

Nietzsche définit la culture par le fait qu’elle modifie notre regard sur nous-mêmes, sur les objets que l’on produit et surtout sur les objets hérités. Ainsi, les effets de la numérisation sur nos rapports avec le patrimoine, les archives, les livres modifient notre regard de manière significative. En même temps, le numérique produit de nouveaux objets culturels. Le passage de l’informatique au numérique constitue donc une étape importante, un dépassement de la technicité informatique vers les pratiques et usages culturels inscrits dans le numérique. Pour reprendre l’expression de Pascal, l’informatique est l’esprit de la géométrie.

 

Le numérique au contraire est l’esprit de la finesse. Revenons à la définition de l’humanisme numérique. Pendant quelques années, des discours pertinents, parfois exagérés, ont insisté sur la dimension temporelle des effets de la culture numérique sur nos pratiques et usages (vitesse, flux, rapport au temps). Si notre vie quotidienne montre la véracité partielle de ces analyses, le numérique modifie de façon plus radicale encore notre rapport à la spatialité, dont on peut imaginer toutes les modulations possibles. L’être humain ne se caractérise pas seulement par le langage, mais aussi par la manière dont il façonne et habite l’espace. Or le numérique modifie – de manière importante et visible – notre habitus (la construction de la sociabilité au sens large) et les espaces que nous habitons (professionnel et privé, public et institutionnel ). Cette dimension spatiale me semble essentielle, car elle est associée à la nature hybride des objets culturels produits par la culture numérique : un va-et-vient permanent entre deux modalités, le réel et le virtuel.

 

Deuxièmement, il faut prendre un peu de distance avec certains discours sur les humanités numériques. On a d’abord eu tendance à imposer aux sciences humaines et sociales une forme de maîtrise des outils, d’utilisation des données et modèles quantitatifs qui accompagnent le numérique. Et réellement, celui-ci crée des traces qui ont pour effet la mesurabilité. Tout devient – ou peut sembler – mesurable (intentions, comportements…). La séduction du quantitatif fait partie des promesses de certaines approches des humanités numériques. J’encourage une réflexion sur l’histoire de nos disciplines : en quoi est-elle fragilisée par le numérique ?

 

Troisièmement, prenons un cadre plus large, plus pertinent et plus éloquent. Étudiant les liens entre la culture technique et les sciences humaines et sociales, Lévi-Strauss identifie, dans l’histoire de l’Occident, trois moments humanistes déterminants : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, l’humanisme exotique du XIXe siècle (découverte des cultures de l’Orient) et l’humanisme démocratique du XXe siècle (celui de l’ethnologue).

 

Au-delà de l’évolution politique (de l’aristocratie à la bourgeoisie et à la démocratie), on peut observer dans ces trois mouvements une évolution de nos rapports avec le document culturel : à la Renaissance, découverte des textes de l’Antiquité classique ; au XIXe siècle, découverte de la temporalité imposée par les cultures venues d’ailleurs ; au XXe siècle, méthode de l’anthropologue et du structuraliste. Cette schématisation exprime un mouvement culturel puissant. Il me semble que le numérique est également un humanisme dans le sens où il modifie nos rapports avec les textes, les supports institutionnels édifiés au XIXe siècle (disciplines universitaires, droit d’auteur, propriété intellectuelle…) et le politique dans sa dimension démocratique (aspects collaboratifs, participatifs…). Je ne prétends pas en donner une définition précise, mais plutôt suggérer une mutation profonde que l’on peut regarder et illustrer de différentes manières.

 

Commençons par les effets de la mobilité. Au début, la culture numérique était une culture de la chaise : on était obligé de travailler devant son ordinateur, sans pouvoir se déplacer. Depuis quelques années, la convergence technique entre le réseau internet et le réseau cellulaire (téléphone intelligent) permet une mobilité croissante.

 

Comment interpréter l’émergence de cette mobilité ? Dans son texte « Les techniques du corps », Marcel Mauss observe que la manière de marcher dans la rue à Paris a été modifiée par le cinéma américain. Il en déduit qu’il existe un rapport déterminant, dans une civilisation donnée, entre la posture du corps et la nature des objets culturels produits par cette civilisation. Pour illustrer son propos, il prend deux cas extrêmes : une culture avec la chaise (la Chine) et une culture sans la chaise (l’Inde). On comprend immédiatement la nature différente des objets, qu’elle soit textuelle ou autre. Il me semble que notre civilisation est en train de vivre une mutation de cet ordre dans l’hybridisation à la fois spatiale et sociale ; c’est là que surgissent des formes de fragilité, parfois de malaise, mais aussi des promesses de nouveauté.

 

Cette première dimension de l’humanisme numérique touche à la fois à la position du corps et au statut de l’espace et de l’habitus. La mobilité a également pour conséquence le retour en puissance du corps à travers le numérique (le tactile, la voix…). Il faut étudier cette nouvelle configuration dans toutes ses dimensions, dans la manière dont elle modifie nos rapports avec notre héritage culturel.

 

En second lieu, considérons notre rapport à la mémoire, surtout collective. Avec le numérique se met en place une inversion essentielle de notre relation avec ce qui est numérisé et archivé : tandis que les interfaces numériques (comme le distributeur de billets) nous donnaient accès à des fonctionnalités bien spécifiques, le monde devient – avec l’émergence de la mobilité et de la réalité augmentée – une interface vers le numérique. Cette modification de notre rapport à la mémoire se retrouve dans la construction des archives numérisées : depuis longtemps, le patrimoine se constitue plutôt par défaut ; avec le numérique, il se construit par un tri, par un choix à la fois éthique et politique. Ce sont des questions importantes auxquelles nous devons réfléchir.

 

En effet, la technique ne peut pas concevoir la mémoire avec des trous, des failles ou des absences – d’où cette utopie, véhiculée par Google et d’autres, d’un accès universel. Néanmoins, les archives ont toujours été des lieux d’oubli puissants et productifs. Il faut également associer à la mémoire collective le statut des traces et de la traçabilité.

 

Dans l’environnement numérique, la nature même de la technique nous impose la création de traces, que les analyses algorithmiques associent à des intentions. Or le fait de visiter un site ne traduit pas forcément une intention… Le danger ne réside pas seulement dans cette confusion, mais dans une tendance à transformer peu à peu les expectations et les comportements en fonction de ces analyses. Il faut savoir contourner, résister, interpréter autrement. Il me semble que les disciplines classiques (histoire, linguistique, littérature…) ont beaucoup à nous dire à ce sujet.

 

Troisièmement, le statut de l’oubli – très puissant dans nos cultures – est gommé ou voilé dans la culture numérique. Je ne parle pas du droit à l’oubli de l’individu qui doit pouvoir éliminer ses traces, mais du fait que la technique ne peut pas concevoir l’oubli – si ce n’est pas comme une faille –, car c’est la nature de la machine, de la technique et du numérique. Il ne faut pourtant pas confondre les deux formes d’oubli. Notre manière d’oublier est constitutive de la manière dont nous apprenons et évoluons. Comme le dit Nietzsche, nous sommes des monstres d’oubli dans le sens où l’on deviendrait des monstres si l’on n’oubliait pas. Dans la machine algorithmique, il est presque impossible de programmer et de coder l’oubli tel que l’homme le pratique consciemment ou inconsciemment. Notre rapport avec la mémoire constitue un enjeu considérable, car il peut façonner nos rapports avec la culture.

 

Quatrièmement, la construction imaginaire de l’intelligence est inhérente à la culture numérique et à la technique informatique. Il y a plusieurs écoles, qui sont liées à l’intelligence artificielle, aux formes d’aide à la décision, aux reproductions de l’intelligence humaine… Pour en savoir plus, il faut s’intéresser aux discours transhumanistes sur les modifications de l’humain et du vivant par la technique. Selon la thèse de la singularité, il existe un moment où il y a convergence entre la technique et le vivant et, à partir de ce moment, c’est la technique qui dépasse l’humain dans son intelligence et ses capacités.

 

Du coup, il faut faire converger les deux : à la fois la transformation du vivant et de l’humain, et une période transitoire de l’humain. Cette évolution importante renvoie aux trois humanismes de Lévi-Strauss, où le Siècle des Lumières ne figure pas. Pourquoi est-il le grand absent de cette périodisation ? Avec la culture numérique, on est en train de vivre les héritages conflictuels du Siècle des Lumières. La culture du livre et de l’imprimé s’est solidifiée à la fin du XVIIIe siècle avec la mise en place juridique et économique de la figure de l’auteur, ce qui a donné lieu à toute une industrie, notamment du livre. En même temps, la tendance du bien commun – héritée du droit romain – insistait sur la libre circulation du savoir pour assurer le progrès et l’avancement des sciences. Cette contradiction entre les deux tendances existe toujours aujourd’hui.

 

C’est une question difficile à résoudre, car elle touche à des modèles économiques puissants et établis. On est obligé de réfléchir à un nouveau modèle intellectuel, social et économique pour essayer d’accommoder les pratiques qui mettent en difficulté l’économie classique héritée de la culture du livre et de l’imprimé. Revenons à l’imaginaire de l’intelligence, pour nous intéresser à la manière dont la science-fiction génère des modèles actifs dans la culture technique et informatique. Je propose deux illustrations de thématiques tout à fait révélatrices. La première concerne le statut de l’enfance. Une série de romans liés aux jeux vidéo racontent des histoires où des enfants prodiges sont sollicités pour jouer à de faux jeux vidéo. Dans cette projection vers l’enfance, il y a une projection de la technique sur elle-même : la technique se pense comme une enfance perpétuelle. Elle est toujours en train de s’inventer, de se renouveler et d’innover.

 

C’est le discours du progrès technique. Cette dimension importée de l’enfance donne un cadre intellectuel qui permet de faire avancer la production technique, surtout dans ses insertions culturelles. Deuxièmement, on constate l’impossibilité de penser un récit sur la fin de l’espèce humaine. Dans tous les discours de la science-fiction, on retrouve la thèse manichéenne d’un robot qui se cherche une identité et qui, dans cette quête, découvre son créateur et se retourne contre lui. C’est le schéma le plus classique. Or on a incorporé un récit de la genèse et de l’identité qui reproduit ces schémas familiers et ne cesse de revenir vers des histoires de généalogie. On retrouve dans cette généalogie de la technique les problèmes évoqués précédemment, c’est-à-dire la recherche des origines pour légitimer l’émergence de nouveaux repères et critères de pertinence.

 

Prenons par exemple la lecture industrielle, c’est-à-dire tous les moteurs ou algorithmes de recommandation et de suggestion édifiée pour nous guider vers des choix de plus en plus pertinents. Ces outils relèvent également de l’impertinence, car dans leurs suggestions, se glissent très souvent un ou deux éléments qui sortent exprès de l’expectation.

 

En effet, les algorithmes ont été modifiés de manière à suggérer des éléments qui surprennent l’internaute, ces éléments inattendus s’avérant souvent achetés ou consultés. L’algorithme modifie donc le paradigme même de la pertinence dans le poids de la répétition et le cumul des informations. C’est devenu un moyen de considérer la lecture sociale, c’est-à-dire une lecture partagée prenant en compte des contributions, des analyses, des annotations, des commentaires… Il y a aussi une lecture sociale dans le sens de la suggestion et de la recommandation. Le moteur de recherche Google fournit des exemples : pendant que vous tapez un mot, il vous donne à la fois des suggestions et des résultats. L’algorithme prend en compte la fréquence d’utilisation du mot en y ajoutant des éléments sémantiques.

 

Dans cette dimension sociale de la lecture industrielle, la sémantique donne des catégories (populaires ou savantes, héritées des bibliothèques) avec lesquelles cohabitent des moteurs algorithmiques qui se distancient de cette fonction sémantique. On assiste ainsi à un conflit entre un mouvement sur le web sémantique (porté en partie par Tim Berners-Lee ) et les plateformes (moteur de recherche de Google) qui insistent surtout sur la dimension algorithmique. Quelle dimension va l’emporter dans la détermination de la pertinence ? À mon sens, cette tension va s’accélérer et pourrait produire des effets inédits.

 

Ce partage entre la sociabilité – dans ce sens spécifique – et la sémantique, se manifeste également dans le retour en vigueur du cloud computing, une forme qui met l’accent sur la fragmentation de l’identité numérique dans sa nature plurielle et polyphonique. Nous avons tous plusieurs pseudo, plusieurs comptes de messagerie. La nouveauté avec le nuage, c’est que ces traces sont rassemblées du fait de la concentration des accès chez quelques fournisseurs dominants. Ces données modifient et alimentent la recommandation ou une certaine forme de lecture industrielle et sociale, transformant la nature même de l’identité dans sa déclinaison numérique.

 

Curieusement, avec la globalisation et l’universalisation de l’accès, il y a un retour très puissant du local. Par exemple, Google donne des résultats différents en fonction du lieu où l’internaute se trouve, et certaines plateformes permettent à des personnes géographiquement proche de dialoguer sans se connaître. La géolocalisation a ainsi créé une nouvelle forme de valorisation qui produit des effets de proximité ou de voisinage, effets qui modifient considérablement ce que l’on voit, ce que l’on obtient comme résultats et la manière dont on perçoit les interactivités et les échanges sur internet. Cela peut jouer dans les deux sens : être utile à la diversité culturelle et linguistique, ou appauvrir l’offre. Notons également que les interfaces se raréfient puisque ne restent que les miniapplications (sur les téléphones intelligents) et quelques navigateurs.

 

À l’époque des conflits entre Netscape et Internet Explorer, les débats associaient le choix du navigateur à la liberté de l’individu. Après une période un peu floue, le navigateur revient en force, mais de manière différente : devenu le lieu de la sociabilité, un lieu qui gère et agrège presque toutes les activités numériques, il remplace en grande partie le système d’exploitation. Au final, deux ou trois producteurs de navigateurs déterminent à eux seuls les interfaces, les manières de voir le monde numérique et d’échanger avec lui. D’ailleurs, ils dépensent beaucoup d’argent pour numériser les archives, mais très peu pour développer les interfaces qui donnent accès à ces archives. Sous couvert de neutralité, ces interfaces sont laissées à d’autres… Il faut donc penser à la fois cette concentration du pouvoir et ce dépassement du système d’exploitation classique.

 

Restent néanmoins les formats et les standards. Comme les données que nous produisons appartiennent à des plateformes, il nous faut des protocoles, des standards et des formats libres et ouverts pour assurer à tous un accès équitable – et c’est là que les gouvernements, tant aux États-Unis qu’en Europe, ne font pas leur travail. Il nous faut des moyens de contrôler et de faire circuler ces données publiques, qui nous sont présentées comme une promesse de ressources pour la prochaine étape d’internet. Pour appréhender la sociabilité numérique, qui a été remarquablement étudiée par Antoine Casilli et Danah Boyd, j’ai pris un point de vue un peu différent en posant une question : pourquoi a-t-on utilisé l’amitié pour construire la sociabilité numérique ?

 

Utilisons trois références classiques pour tenter de répondre à cette question. Aristote affirme que c’est l’amitié – non la parenté ou d’autres formes de liens – qui rend possible la genèse d’une communauté sociale et politique. Pour Cicéron, l’amitié est de l’ordre du visible. On veut partager l’intime, qui n’appartient pas à l’ordre de la visibilité et ne peut donc s’articuler que dans un discours. Par conséquent, l’amitié transforme la force intérieure en passant par le langage. Cette dimension permet de comprendre en partie ce qui se passe sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook. On observe notamment le rôle important du statut de l’image dans la sociabilité numérique. En effet, chaque profil contient un portrait par défaut, que l’internaute peut personnaliser.

 

Ce sont des formes d’articulation de l’intime, constitutives d’un certain échange discursif dans les relations d’amitié. Je ne confonds pas l’amitié au sens classique avec la convivialité, mais il y a des éléments partagés qu’il faut valoriser et étudier. Le chancelier Bacon, pour qui l’amitié a toujours été un calcul, fait référence à un adage classique : si vous avez un ami, vous partagez votre malheur et multipliez votre bonheur. La calculabilité associée à l’amitié numérique n’est pas bien loin… Les formes de calcul qui touchent au domaine de l’intime existent depuis longtemps.

 

Ce qui a changé, c’est l’échelle et la visibilité de ce partage et de ce calcul. Il faut réfléchir aux mutations induites par cette évolution, cette forme d’adaptation employée par la sociabilité numérique. En conséquence, ma thèse est très simple : le numérique opère des ruptures, mais dans la continuité. Ils sont en train de se constituer des formes d’hybridation relatives à l’espace, aux relations dans la société, à la nature de notre identité.

 

Finalement, on retrouve dans la sociabilité numérique – surtout sur Twitter et Facebook – les fonctions classiques de l’image, c’est-à-dire l’icône (incarnation d’une présence), le portrait (représentation d’une absence), l’emblème (image associée à un texte). Il y a une concentration des effets de la représentation visuelle, ce qui explique en partie la puissance de l’image dans le monde numérique.

 

Par ailleurs, deux tendances contradictoires coexistent : le monumental (il suffit de regarder les chiffres !) et la miniaturisation (Twitter, par exemple). Selon moi, on ne fait circuler que des fragments (d’images, de textes, de discours, d’identités…). J’ai appelé ce phénomène la tournure anthologique, l’anthologie étant pratiquée depuis l’Antiquité : on dispose de beaucoup de matériel nous indiquant d’une part une forme de sagesse qui a toujours été transmise dans une littérature volontairement fragmentaire, d’autre part des anthologies de fragments créées à cause de la rareté de l’accès et de l’objet. Aujourd’hui, c’est l’inverse : nous vivons dans une époque de la surabondance, mais nous pratiquons la fragmentation et la reconstruction d’anthologies qui peuvent se partager, se transmettre et signifier des choses différentes en fonction du contexte. En conséquence, les pratiques numériques ont modifié le contexte lui-même (fragmentation et sociabilité) et notre rapport avec le narratif et le récit – le fragmentaire devenant le style même de l’écriture et une forme de pensée.

 

Pour terminer, je voudrais revenir à notre point de départ, à la distinction qui a longtemps été faite entre la technicité de l’informatique et la dimension numérique. Comme si le Code numérique n’était qu’une suite d’instructions que la machine opère. Le Code n’est pas seulement algorithmique ou normatif. Il est aussi un être culturel agissant dans un contexte spécifique : d’ordre technique qui modifie notre rapport à l’écrit et à la culture de l’écrit. Le code n’est pas exclusivement destiné à la machine, mais aussi aux êtres humains ; c’est une forme de pratique lettrée vouée au commentaire et à l’annotation. Cette écriture, qui a ses propres propriétés, modifie notre rapport avec l’imprimé et l’écrit. Nous sommes en train de témoigner de cette culture et de la fabriquer.

 Milad Doueihi

 

* Milad Doueihi est historien des religions, titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université Laval au Québec. Milad Doueihi a été professeur au département de français de l’Université Johns Hopkins aux États-Unis entre 1985 et 1995, responsable pour la version française de la revue Modern Languages Notes en 1996 et enseignant-chercheur honoraire à la faculté des cultures et langues modernes à l’Université de Glasgow. Traduit en plusieurs langues, il s’est imposé comme l’un des grands défenseurs d’un humanisme numérique. Il a publié « Pour un humanisme numérique», Paris, édition Le Seuil, 2011; « La grande conversion numérique », Le Seuil, 2011; « Solitude de l’incomparable, Augustin et Spinoza », Le Seuil, 2009; « Le Paradis terrestre : Mythes et philosophies », Le Seuil, 2006; « Une histoire perverse du cœur humain », Le Seuil, 1996.

 

 

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Benoît XVI a été le premier Pape à “twetter” dans l’histoire de l’Église. La première fois, lors d’une audience générale : c’était le 12 décembre dernier à 11h28. Le message disait: « Chers amis, c’est avec joie que je m’unis à vous par twitter. Merci pour votre réponse généreuse. Je vous bénis tous de grand cœur ».

Ce premier tweet sur le réseau social Twitter par son compte @pontifex, il a mis le feu au réseau. Après quelques semaines, le compte du Pontife a dépassé le million et demi de “followers”. Ce compte deviendra muet jeudi soir à 20 heures, au moment de la renonciation effective de Benoît XVI. Et toujours jeudi 28 février, à 20 heures, @pontifex sera désactivé. Tous les comptes en anglais, en italien, en allemand, en espagnol, en portugais, en arabe, en polonais, en croate, en tchèque, slovaque, roumain et français sont concernés.

Le Vatican a pris la décision de le fermer pendant temps du Conclave. Mais, il sera possible que le porte-parole du futur pape ouvre un nouveau compte Twitter.

Antonio Torrenzano

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Ce sera la traditionnelle fumée blanche et pas Twitter qui annoncera l’élection du prochain Pontife. Le Vatican a en effet interdit aux cardinaux qui prendront part au vote d’utiliser le réseau social pendant toute la durée du conclave.

À partir du moment où ils pénètreront dans la chapelle Sixtine, les ecclésiastiques n’auront plus d’accès à leur compte Twitter. Ils n’auront plus aucun contact avec le monde extérieur. Si les «twittos» sont encore rares parmi les 116 hommes d’Église qui prendront part au vote, neuf cardinaux utilisent de manière habituelle ce réseau.

Une communication faite ce vendredi midi par Mgr Juan Ignacio Arrieta, secrétaire du Conseil pontifical pour les textes législatifs, a expliqué qui est simplement interdit qu’un cardinal puisse tweeter pendant le Conclave. Si les cardinaux se mettaient à tweeter de l’intérieur du Conclave des informations secrètes, « ils encourraient dans de graves sanctions. Des sanctions très lourdes et prévues par la Constitution apostolique « Universi dominici gregis », le texte qui régit l’élection du Pape.

Mgr Arrieta a par ailleurs rappelé que jusqu’au « sede vacante », le Pape peut modifier la loi apostolique sur le jour de convocation du Conclave. Ensuite, c’est la congrégation générale des cardinaux qui a le pouvoir de décider éventuellement de l’anticiper.

Antonio Torrenzano

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Le compte twitter de Benoît XVI sera fermé le 28 février. Ce twitter avait explosé dès son lancement, et il aurait drainé plus de deux millions de followers, dont plus d’un million et demi en langue anglaise, plus de 330.000 en italien, sans compter l’allemand, le français et les autres langues, latin compris.

Le compte du Pape en 9 langues sera donc fermé après deux mois et demi d’existence et d’activité. Le compte sera fermé en concomitance avec la renonciation effective de Benoît XVI. Mercredi 27 février, au terme de la dernière audience générale du Pontife, à Place Saint-Pierre, où l’on attend une foule immense pour les adieux, Benoît XVI enverra probablement son dernier tweet, à moins qu’il n’en ajoute un tout dernier le 28, avant de se retirer dans le silence.

Antonio Torrenzano

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L’économiste Elinor Ostrom, prix Nobel pour l’économie en 2009, est décédée le 12 juin 2012. Elle avait été la première femme à laquelle la banque de Suède avait attribué en 2009 le prix Nobel pour l’économie. Elinor Ostrom était peu connue dans le monde francophone. Professeure de sciences politiques à l’université d’Indiana aux États-Unis, elle avait mené ses recherches et ses analyses sur l’importance des biens communs. Son travail de recherche avait toujours été multidisciplinaire en combinant travail de terrain, théorie des jeux et économie expérimentale pour mieux affronter la complexité de notre temps présent. Approche multidisciplinaire que Elinor Ostrom soulignait presque toujours pendant ses séminaires avec la suivante affirmation : « there is not yet a single well-developed theory that explains all of the diverse outcomes obtained in microsettings ». Dans son essai « La gouvernance des biens communs » (éd. De Boeck, 2010), publié en français vingt ans après sa publication aux États-Unis, Elinor Ostrom affirmait que le système capitaliste occidental en poursuivant seulement le profit il était en train de détruire la pérennité des ressources communes sans contribuer à nouvelles créations. Ce carnet numérique pour rappeler les recherches d’Elinor Ostrom publie un extrait de la conversation que la chercheuse française Alice Le Roy a eue avec le prix Nobel le 14 juin 2010 à Bloomington aux États-Unis. L’entière conversation peut être lu sur le site de la chercheuse Alice Le Roy à la suivante indication numérique http://www.aliceleroy.net

Alice Le Roy. « Governing the Commons », votre livre le plus connu, a été traduit en français, vingt ans après sa publication aux États-Unis. Dans cet ouvrage, vous vous attaquez à deux théories : la « Tragédie des communs », qui postulent que chaque individu cherche à maximiser ses gains aux dépens de la pérennité d’une ressource commune, et la théorie dite du « Passager clandestin », qui démontre que dans certaines conditions les individus sont incités à profiter d’un bien commun sans contribuer à sa création.

Elinor Ostrom. Dans l’article « La Tragédie des communs », Garrett Hardin prend l’exemple d’une zone de pâturage. Selon lui, le bien commun, ouvert à tous, est promis à la ruine, chaque éleveur ayant intérêt à agrandir son troupeau puisqu’il retire intégralement le bénéfice de chaque animal supplémentaire, alors qu’il ne subit qu’une fraction des coûts collectifs. Avec cet article, ainsi qu’avec la théorie du « passager clandestin », énoncée par Mancur Olson, on a affaire à une démonstration théorique, plutôt qu’empirique. Cette théorie de l’action collective, qu’en plaisantant j’appelle théorie de l’inaction collective, prédit à son tour que les individus chercheront à profiter des efforts collectifs des autres sans y apporter de contribution. La conclusion était qu’il fallait donc soit essayer d’imposer des droits de propriété privée, soit faire appel au gouvernement pour qu’il impose une solution. Dans « Governing the Commons », je ne nie pas que le modèle hiérarchique fondé sur l’intervention gouvernementale peut fonctionner, dans certains cas, tout comme les solutions basées sur le marché. Mais ce qui importe, c’est d’analyser ces questions sans idées préconçues. Est-ce que les solutions envisagées correspondent vraiment aux conditions locales ? Le marché, le gouvernement, une communauté, peuvent être créés comme des fictions. Mais imposer une fiction sur une situation réelle ne mène en général pas à la réussite.

Alice Le Roy. Vous avez démontré qu’il était important de déterminer les limites biophysiques d’une ressource avant de déterminer un mode de gestion.

Elinor Ostrom. Oui. Il est important d’en connaître les contours. Pour les nappes phréatiques dans le sud de la Californie, nous savions où était l’océan, mais on ne savait pas grande chose d’autre. Quelle était l’histoire de l’utilisation de la ressource dans le passé ? Et comment peut-on faire pour faire reconnaître cela de manière incontestable ? Une fois que le débat contradictoire a abouti à un consensus, ça reste compliqué de parvenir à un accord. Mais au moins, cela devient possible.

Alice Le Roy. Vous avez grandi pendant la Dépression, le New Deal puis la Deuxième Guerre mondiale. Vous avez déclaré avoir découvert à ce moment-là que les individus pouvaient être motivés par autre chose que la seule recherche du profit individuel.

Elinor Ostrom. J’ai découvert ça avec ma mère, avec qui je jardinais dans un Victory Garden pendant la guerre à Los Angeles (NDR : les Victory Gardens étaient des jardins potagers qui devaient permettre d’augmenter l’autosuffisance alimentaire des Américains pendant la Deuxième Guerre mondiale). C’était assez dur d’ailleurs, surtout quand il fallait mettre les fruits en conserve alors qu’il faisait plus de 30 degrés. Mais c’est aussi là que j’ai beaucoup appris sur la nécessité d’investir pour l’avenir.

Alice Le Roy. Vous employez des méthodes inhabituelles. En plus de mener des recherches sur le terrain, vous travaillez dans un cadre pluridisciplinaire.

Elinor Ostrom. Mon jury de thèse était composé d’un sociologue, d’un géologue, d’un économiste et d’un ingénieur hydrographe. Notre sentiment de frustration lié au manque de travail pluridisciplinaire dans le monde universitaire nous a ensuite poussé Vincent Ostrom et moi à démarrer un séminaire mêlant économie et science politique. Les travaux de recherche à l’Atelier de théorie et d’analyse des politiques publiques font aussi appel au droit, souvent à l’anthropologie, et maintenant nous travaillons de plus en plus souvent avec des géographes, des chercheurs issus d’écoles de gestion, des spécialistes de la théorie des jeux, de l’économie expérimentale, et bien d’autres.

Alice Le Roy. Pourquoi l’approche pluridisciplinaire est-elle si peu répandue ?

Elinor Ostrom. Pour beaucoup, il est plus rassurant de se cantonner à sa discipline, on publie plus aisément. Pour être nommé professeur, pour avoir une promotion, il vaut mieux que vos pairs reconnaissent votre contribution à un domaine. Cela dit, je ne conseille pas à mes étudiants de maîtriser sept ou huit approches différentes pour leur thèse. Ce que je leur dis, c’est d’utiliser des méthodes multiples, qu’ils en connaissent au moins deux très bien et qu’ils se familiarisent avec deux autres, situés à la lisière de leur discipline. Je pousse ceux des étudiants qui envisagent d’utiliser les systèmes d’information géographique (SIG) et la détection à distance de le faire avec sérieux. Ça ne s’apprend pas en quelques semaines, il faut au moins un an d’apprentissage.

Alice Le Roy. Dans vos travaux vous n’utilisiez jamais les mots « capitalisme » . Pourquoi ?

Elinor Ostrom. Eh bien parce que lorsque vous voulez diagnostiquer un problème dans le corps humain, l’utilisation d’un seul terme suffit rarement. Je pense que, de la même manière, nous devrions nous pencher plus sérieusement sur les problèmes dans le corps social. Il faut se poser beaucoup de questions avant d’avoir une bonne idée de la manière d’établir un diagnostic. La méthode diagnostique me semble d’ailleurs très importante dans le domaine des sciences sociales.

Alice Le Roy. Votre travail de recherche s’est tourné vers la connaissance, envisagée comme un bien commun. Quelles sont les principales pistes de réflexion dans ce domaine ?

Elinor Ostrom. Il reste de nombreuses énigmes. Nous savons par exemple que certains brevets protègent ceux qui font de nouvelles découvertes, mais que si on n’y prend garde, la législation sur la propriété intellectuelle peut entraîner la création d’un monopole qui exclut des usagers pendant de très nombreuses années. Dans le domaine de la connaissance, il se passe en même temps des choses très enthousiasmantes, comme le copyleft et les licences sous Creative Commons, qui permettent d’empêcher que des données ou un texte soient utilisés sans en citer la référence. Je suis très heureuse que mes travaux circulent sur le Net, et je suis également contente d’y trouver beaucoup de recherches. Cela devrait nous obliger à adopter une attitude respectueuse vis-à-vis du travail de longue haleine fourni par d’autres.

Alice Le Roy

 Bibliographie électronique.

Elinor Ostrom, « La gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles », Paris, Ed. De Boeck, 2010.

Elinor Ostrom, « Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action », Cambridge University Press, 1990.

Elinor Ostrom, Larry Schroeder et Susan Wynne, « Institutional Incentives and Sustainable Development: Infrastructure Policies in Perspective », Oxford, Westview Press, 1993.

Charlotte Hess et Elinor Ostrom, « Understanding Knowledge as a Commons: From Theory to Practice», The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 2007.

Roy Gardner, Elinor Ostrom et James Walker « Rules, Games, and Common Pool Resources » , University of Michigan Press, 1994.

Elinor Ostrom, « Understanding Institutional Diversity », Princeton, Princeton University Press. 2005.

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Conversation avec Mona Eltahawy, journaliste, blogueuse, professeur en sciences de la communication auprès de l’université New School de New York, de l’université de l’Oklahoma et également de l’université des Nations Unies en Costa-Rica. Née à Port Said en Égypte, Mona Eltahawy a 44 ans. Elle a vécu au Royaume-Uni, en Israël, en Arabie Saoudite avant de s’établir aux États-Unis dans les années 2000. Dans les années quatre-vingt-dix, elle a été journaliste correspondante pour l’agence de presse Reuters au Caire et à Jérusalem. Successivement, ses écrits ont été publiés sur les principaux quotidiens américains, anglais et canadiens comme le Toronto star, le Washington Post, The New York Times , International Herald Tribune et The Guardian. En 2009, Mona Eltahawy a été lauréate du prix Samir Kassir de l’Union européenne pour la liberté de presse et l’année suivante du Prix de la fondation Anna Lindh. La conversation a eu lieu à Turin (circolo dei lettori)) et à Bologne (près de l’université, faculté de sciences de la communication) au mois de mars 2012 pendant deux séminaires tenus par Mona Eltahawy dans les deux villes italiennes. Le site numérique de Mona Eltahawy est http://www.monaeltahawy.com

Antonio Torrenzano. Les révoltes au Proche-Orient représentent-elles un changement historique unique ?

Mona Eltahawy. Les révoltes au Proche-Orient sont des révolutions. Il faut effacer l’image du « printemps arabe » qui distrait et qui réduit la vraie nature du changement social et politique en cours. Encore, ces révolutions ne sont pas non plus de révolutions virtuelles. Ces révoltes ont provoqué de la violence, des individus tués, des individus arrêtés et tapés, du monde qui a été intoxiqué de gaz lacrymogènes. La révolte n’a pas été seulement un printemps qui passe, mais un phénomène social et politique dont les effets ont désormais atteint des endroits très lointains de Place Tahrir.

Antonio Torrenzano. Vous avez vécu les protestations de Place Tahrir. Ces protestations vous les avez racontées sur les quotidiens internationaux et dans les réseaux sociaux. Dans le même lieu public, vous avez été arrêtée par les forces de l’ancien régime. Les femmes ont-elles risqué plus d’autres individus ?

Mona Eltahawy. J’ai été arrêtée et j’ai été frappée. Et après mon arrestation, j’ai subi des violences psychologiques et sexuelles. Les anciennes dictatures arabes opprimaient hommes et femmes de la même façon. Les femmes égyptiennes par leurs protestations ont montré un très haut courage. Du courage tout au féminin pour la liberté, pour les droits humains, pour leur dignité. Courage qui m’a fait oublier la peur quand je racontais comme journaliste les événements de ces jours là.

Antonio Torrenzano. Les réseaux sociaux et le Net ont-ils été de moyens importants pendant la révolte?

Mona Eltahawy. La révolte en Égypte n’a pas été seulement une révolution numérique comme beaucoup d’observateurs internationaux ont affirmé. La révolte a vu une immense foule des femmes et des hommes descendre dans la rue pour réaliser leur rêve de liberté. Cette foule a été tapée, elle a subi de violence de manière réelle et non virtuelle. Une chose toutefois est certaine ; en Égypte, les réseaux numériques ont permis à tout le monde d’affirmer : j’existe et je compte. De trouver dans le Net d’autres individus qui pensaient la même chose et qui avaient les mêmes idées. Les réseaux sociaux alors ont offert l’occasion à cette communauté de dialoguer et puis de se retrouver dans la rue.

Antonio Torrenzano. Cet usage du numérique, vous venez d’affirmer, il a été utile, mais non décisif. A-t-il été décisif dans les autres révoltes de la région ?

Mona Eltahawy. L’usage des moyens numériques en Égypte ou dans le Bahreïn n’est pas comparable à celui du Yémen ou à ce que nous voyons dans ces jours en Syrie, où la censure est presque totale.

Antonio Torrenzano

* Un remerciement particulier au photoreporter Christian Als pour l’image de Mona Eltahawy.

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Derrick De Kerckhove dirige le programme McLuhan en culture et en technologie et il est professeur au département d’Études françaises de l’Université de Toronto. Parallèlement à ses études, il a collaboré avec le Centre pour la culture et la technologie (1972-1980) où il fût un collaborateur de Marshall McLuhan. Il organise des ateliers sur la connectivité de l’intelligence dans lesquels il propose une nouvelle façon de réfléchir en utilisant les technologies de l’information. La dialogue avec le professeur Derrick De Kerckhove a eu lieu à Milan et dans la ville de Bari au mois de décembre 2010.

Antonio Torrenzano. Après les révélations de Wikileaks et la révolution géopolitique de la Toile, je crois qu’il faudra encore mieux analyser cette évolution dans les conditions de «danger/avantage », pour bien comprendre les effets de la nouvelle ère du virtuel.

Derrick De Kerckove. Le problème est que le concept sur lequel repose le Web 2.0 il est nouveau et, en tout cas, assez décalé par rapport aux analyses que la communauté diplomatique internationale a développées sur ce moyen technique. Les révélations de Wikileaks montrent la force du Réseau Net, sa nature transparente. Une force capable de s’opposer à celle des gouvernements, des grands multinationaux, des banques internationales. Ces sujets ont été pris en contre-pied devant à cette opération médiatique comme celle-ci de Wikileaks. L’intérêt et la curiosité avec lesquels cette histoire est suivie de l’opinion publique, il indique qu’il y a un désir inexprimé de vérité ou au moins d’explications. Explications, qui n’ont pas été données dans les récentes crises économiques, politiques ou pour ce qui concerne les derniers conflits internationaux.

Antonio Torrenzano. Croyez-vous alors que le Réseau Net ne finira plus jamais d’élargir l’espace public ?

Derrick De Kerckove. La Toile a multiplé les informations en temps réel. Je pense, par exemple, aux derniers troubles sociaux en Iran qui ont été racontés et documentés par le site numérique de Twitter. Le web garantit une transparence démocratique contre chaque mauvais traitement, mais il doit être utilisé avec une très grande intelligence et du discernement. Nous sommes en train de vivre un changement anthropologique : les carnets numériques, Twitter autant que les réseaux sociaux sont devenus la nouvelle agora électronique. Nous sommes passés d’un monde dominé par le savoir à un monde dominé par la connaissance. La convergence numérique – comme Pierre Levy affirme – c’est une synergie de plusieurs individus pour parvenir à un objectif. Je pense que c’est une mutation importante. La génération numérique est une génération sans peur sociale, politique, professionnelle. Il me semble qu’il y a là une rupture importante dans la politique : Wikileaks représente un moment crucial et nouveau pour la démocratie occidentale. Une nouvelle phase de la politique.

Antonio Torrenzano. Marshal McLuhan aimait affirmer : il arrivera un moment historique dans lequel une partie du monde sera occupée à surveiller ce qu’il combine l’autre moitié de la planète. Quel sera-t-il l’avenir de la Toile ?

Derrick De Kerckove. En 1918, le Président américain Woodrow Wilson dit : jusqu’au moment où il existera une diplomatie secrète, il n’y aura pas démocratie. Un siècle après, la Toile est presque arrivée au but.

Antonio Torrenzano

 

 

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Le site web Wikileaks commence ses activités sur la Toile en 2006. Dans l’année 2006, l’équipe dans son profil affirme que le but du groupe est celui de divulguer de documents réservés sur les gouvernements autoritaires des Pays de l’Afrique et de l’Asie. Le nom Wikileaks dérive d’un nom composé par deux paroles : « Wiki » en se référant à l’encyclopédie ouverte et collaborative sur la Toile et la parole « Leaks » que signifie taupe. Le modèle historique auquel s’inspire le site numérique, il est celui des «Pentagon Papers». Les Pentagon Papers étaient des documents réservés qu’en 1971 montrèrent les arrière-scènes de la guerre au Vietnam et ils en accélérèrent plus rapidement la fin.

La philosophie Wikileaks, comme il affirmait l’équipe, c’était la collaboration et l’anonymat entre les différents activistes. Le serveur principal du site web était hébergé en Suède dans la ville de Stockholm, mais le site disposait et il dispose encore d’un réseau de serveurs informatiques situés dans beaucoup d’endroits de la planète. Wikileaks a déclaré toujours d’avoir eu une équipe de cinq personnes qui travaillaient à temps plein et presque 1200 activistes occasionnels. Le site web soutient encore de disposer d’un budget annuel de presque 200.000 dollars et de recevoir cet argent comme de donations à travers le site numérique PayPal. Le site numérique PayPal, il a cependant suspendu le service de transfert de monnaie après la publication des télégrammes réservés que le corps diplomatique américain envoyait à son Département d’État à Washington.

Le premier dossier qui procure une certaine notoriété au site, c’est la publication au mois de février 2008 de documents qui dénoncent la Banque Suisse Julius Baer de favoriser l’évasion fiscale aux États-Unis. L’action juridique produite par l’institut de crédit suisse ne produit pas cependant de résultats concrets. La deuxième publication de documents secrets arrive au mois de juin 2010 en ayant comme objet les mauvais traitements et les violations des droits humains par les troupes américaines dans la guerre en Iraq et, en particulier manière, le meurtre d’un journaliste de l’agence de presse Reuters à Bagdad. Le dossier était titré «Colateral Murder». Dans la même année, mais au mois de juillet 2010, le site divulgue un nouveau dossier sur la guerre en Afghanistan. La taupe de ces deux derniers dossiers, c’était l’analyste militaire américaine Bradley Manning. Le militaire a été déjà arrêté pour avoir soustrait documents réservés dans les archives du pentagone et avoir révélé à l’extérieur de renseignements secrets. Le militaire maintenant il est détenu dans une base au Koweït.

Il faut encore rappeler que Wikileaks a reçu nombreux de prix journalistiques. En 2008, le «New Media Award » de l’hebdomadaire britannique The Economist. Dans l’année 2009, le siège anglais d’Amnesty International l’a récompensé pour le dossier sur les violations de droits humains de la police au Kenya. Le 19 novembre 2009, le journal The National écrivait : «Wikileaks a probablement produit dans sa brève vie plus exclusivités du Washington Post dans les derniers 30 ans ». Au mois de mai 2010, un autre quotidien américain le New York Daily News couronne encore une fois le site comme meilleur média numérique qui a changé la manière de faire journalisme. Jusqu’à l’année 2010, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont été les principaux mécènes, mais jusqu’à la publication de dossiers sur l’Iraq et sur l’Afghanistan. Après ces dossiers, comme nous avons déjà remarqué, ces États veulent arrêter Julian Assange qui est devenu un fugitif.

Après cette brève synthèse, les doutes demeurent nombreux autant que différentes questions. Par exemple, comment une petite équipe formée par cinq individus a-t-elle géré un site avec de très hauts numéros de dossiers ? Est-ce qu’un budget annuel de 200.000 dollars est suffisant pour un tel travail ? Dernièr doute: comment a-t-il pu un simple groupe d’activistes mettre en crise l’ancienne superpuissance américaine ? Dans l’épigraphe de son dernier roman « Our Kind of Traitor », l’écrivain John Le Carré affirme: «Les Princes haïssent les traîtres, même s’ils aiment la trahison ».

Antonio Torrenzano

 

 

Un remerciement particulier à l’artiste et dessinateur suédois Olle Johansson pour l’illustration. Son site numérique : http://www.tecknar-olle.se