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Umberto Eco, écrivain, professeur à l’université de Bologne, titulaire de la chaire de sémiotique et directeur de l’École supérieure des sciences humaines à la même université. Né en 1932 à Alexandrie, dans le Piémont, il est l’auteur de nombreux essais comme « Les limites de l’interprétation », « Kant et l’ornithorynque », « Comment voyager avec un saumon », et de trois romans à la renommée universelle, « Le Nom de la Rose » en 1980, « Le Pendule de Foucault» en 1988, et « L’Île du jour d’avant » en 1994. Devenu ensuite un pionnier des recherches en sémiotique ( « La Structure absente » en 1968, « Trattato di semiotica generale» en 1975), il développe une théorie de la réception (« Lector in fabula », « The Limits of Interpretation », « The role of the Reader » ) qui le place parmi les penseurs européens les plus importants de la fin du XXe siècle. Son premier roman, « Le Nom de la rose » (1980) connaît un succès mondial avec 16 millions d’exemplaires vendus à ce jour et des traductions en vingt-six langues, malgré un contenu dense et ardu. Umberto Eco met en application dans ce « policier médiéval » ses concepts sémiologiques et ses théories du langage, ceux-là mêmes qu’il enseigne à Bologne. Tout au long de sa carrière, il écrit régulièrement dans des quotidiens et des hebdomadaires et il donne plusieurs conférences sur ses théories de la narration en littérature. Parmi ses activités les moins connues, Umberto Eco est membre du forum international de l’UNESCO (1992), de l’Académie universelle des cultures de Paris (1992), de l’American Academy of Arts and Letters (1998) et il a été nommé au conseil de la bibliothèque d’Alexandrie (2003). Il a assuré en 1992-1993 des cours à la chaire européenne du Collège de France sur le thème « La quête d’une langue parfaite dans l’histoire de la culture européenne». En 2009, Umberto Eco, a publié l’ouvrage « Vertige de la liste» et avec Jean-Claude Carrière, l’essai « N’espérez pas vous débarrasser des livres », aux éditions Grasset. L’entretien avec le professeur a été développé à Bologne et Milan.

Antonio Torrenzano. Croyez-vous que le nouvel e-book pourra se débarrasser du livre ?

Umberto Eco. Quant à la disparition du livre, c’est une vieille histoire, un fantasme qui hante les âmes contemporaines. Il y a un noyau dur de lecteurs en Europe qui aime lire et qui permet aux maisons d’édition de vivre. Nous avons calculé par une recherche statistique développée à l’université de Bologne que les maisons d’édition italiennes ont environ assumé dans leurs structures presque mille personnes par an. Il y a eu des milliers de réunions, de congrès sur cette question, et je répète toujours la même chose : le livre est comme la cuillère. Je pense qu’il pourra s’évoluer dans ses composantes… les pages, par exemple, elles ne seront plus en papier, mais il demeurera ce qu’il est. Le monde de l’édition, au moins en fait de numéros statistiques, il me semble bien vital.

Antonio Torrenzano. Croyez-vous, alors, qu’Internet ne tuera pas la « galaxie Gutenberg » ?

Umberto Eco. L’homme du web est un homme de Gutenberg parce qu’il est obligé de lire énormément et d’une manière plus ardue et moins confortable devant à son écran. Les gens lisent, et probablement plus vite que leurs grands-pères, mais à présent ils ont seulement plusieurs instruments pour le faire : la nouvelle technologie numérique et de moyens non électroniques. Ils passent d’un sujet à l’autre, mais ils continuent à lire. Des statistiques ont démontré que ceux qui regardent beaucoup la télévision, qui utilisent Internet, qui écoutent de la radio, ils sont aussi ceux qui lisent le plus. Le web encourage la lecture de livres parce qu’il augmente la curiosité. La technologie pourra éliminer certains genres de livres ou de documents, mais rien n’éliminera l’amour du livre en soi. La photographie a changé la vision des peintres, mais elle n’a pas tué la peinture, ni la télévision a tué le cinéma. L’impératif pour les éditeurs reste toujours la même : faire de livres. Parce que malgré toutes les visions apocalyptiques, le livre est comme le couteau, le marteau. C’est-à-dire une chose qu’une fois qu’elle a été inventée, il y n’aura pas un designer ou une nouvelle technologie encore plus performante qui réussira à le modifier pour le faire devenir moins efficace.

Antonio Torrenzano. Les bibliothèques ont toujours gardé nos savoirs universels de manière exceptionnelle. Aujourd’hui, en revanche, les moyens d’archiver nos savoirs contemporains sont des supports virtuels. Mais ces supports ne sont pas éternels.

Umberto Eco. La conservation de nos savoirs est le grand problème de notre époque. Nous vivons dans une civilisation alphabétique, et Marshall McLuhan s’est trompé quand, en 1962, il a annoncé la fin de la galaxie Gutenberg. La numérisation de tous les écrits de tous les temps elle me semble impossible. Qu’est-ce qu’il arriverait en cas d’un colossal et inattendu black-out électronique ?

Antonio Torrenzano

 

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L’e-book détruira-t-il le livre imprimé comme nous le connaissons ? Devrons-nous dire dans peu de temps adieu aux étagères d’une bibliothèque avec des dizaines et dizaines de volumes ? Devrons-nous dire adieu à cette vision réconciliatrice et réconfortante du monde ?

Le passage du livre imprimé au livre numérique autant que l’utilisation des nouveaux canaux de diffusion représente à présent une lente évolution des « moyens de production, de transmission et de manipulation» que Roger Chartier déjà soutenait dans son essai « Le livre en révolutions », en 1997. S’il est vrai que l’utilisation d’Internet et de la Toile devient indispensable à la communication scientifique et aux formes d’édition tournées vers la recherche, il est tout aussi vrai que le respect de standards d’édition impose plus que jamais la nécessité d’une procédure éditoriale de vérification et de surveillance. Le Web, par sa capacité de diffuser et de faire cohabiter plusieurs médias, est un lieu privilégié pour ce type de pratique,mais nombreuses et nouvelles questions se posent à nous. Sous sa forme électronique, par exemple, le texte devra-t-il bénéficier de la fixité, comme le livre imprimé, ou pourra-t-il s’ouvrir aux potentialités de l’anonymat et d’une multiplicité sans fin ?

Le livre imprimé renferme déjà en soi même toutes les perfections. Pour lire un e-book, au contraire, nous avons besoin de beaucoup de technologie à notre disposition: par exemple d’un lecteur capable de rendre accessible la lecture du livre numérique et d’électricité. La rapide obsolescence de la technologie est la limite principale de l’e-book: même si le format numérique sur lequel se trouve le livre avait une durée éternelle, nous savons tous, que d’ici à peu d’ans, les ordinateurs à notre disposition ils seraient remplacés par d’autres incompatibles avec les vieux systèmes. Pour lire un livre, il faut par contre seulement de la lumière.

Dernière question. L’étude des transmissions hypermédiatiques nécessite la mise en place d’une réflexion sur les enjeux des adaptations transmédiatiques qui restent encore insuffisants. Le Web a d’abord été présenté comme une révolution des transmissions du savoir, mais la potentialité des problèmes qui représente la conversion numérique pour la mise à disposition du patrimoine pour le plus grand nombre d’individus n’a pas été encore débattue.

Antonio Torrenzano

 

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Conversation avec Roger Chartier, historien, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Écrit et cultures dans l’Europe moderne ». Roger Chartier né à Lyon, il a fait ses études secondaires au lycée Ampère de sa ville natale. Entre 1964 et 1969, il est élève à l’École normale supérieure de Saint-Cloud et en parallèle, il poursuit un cursus universitaire de licence et de maîtrise à la Sorbonne (1966-1967). En 1969, il reçoit l’agrégation d’histoire. En 1970, il devient assistant en Histoire moderne à l’université de Paris I puis maître-assistant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il devient par la suite maître de conférences et puis directeur d’études à l’EHESS jusqu’en 2006. Dans la même année, il est nommé professeur au Collège de France. Roger Chartier anime également l’émission « Les lundis de l’Histoire » sur France Culture, au cours de laquelle il s’entretient avec des historiens qui publient des ouvrages sur l’histoire moderne. Auteur de nombreux essais, traduit dans plusieurs langues étrangères, dont « L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle» avec Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1976 ; « Histoire de l’édition française», direction avec Henri-Jean Martin), 4 volumes (1983–1986), Paris, éditions Fayard et Cercle de la librairie, 1991; « L’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle», Aix-en-Provence, éditions Alinea, coll. « De la pensée / Domaine historique »,1992 ; « Le Livre en révolutions, entretiens avec Jean Lebrun», Paris, éditions Textuel,1997; « Histoire de la lecture dans le monde occidental » direction avec Guglielmo Cavallo, 1997, réédition, Éditions du Seuil, coll. « Points / Histoire » Paris, 2001; « Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude », Paris, éditions Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel de l’histoire », 1998; « Le sociologue et l’historien », avec Pierre Bourdieu, Marseille, éditions Agone/Raisons d’agir, coll. « Banc d’essais », 2010. L’entière conversation, recueillie par le journaliste Ivan Jablonka, a été publiée sur le site numérique http://www.viedesidees.fr , le 29 septembre 2008.

Ivan Jablonka. Je voudrais évoquer avec vous la manière dont l’objet livre se métamorphose aujourd’hui sous l’influence des technologies liées à Internet (les e-books, le print-on-demand, etc.). Pouvez-vous revenir sur quelques-unes des mutations que le livre a connues depuis l’invention du codex ?

Roger Chartier. Le premier problème, c’est : qu’est-ce qu’un livre ? C’est une question que posait Kant dans la seconde partie des Fondements de la métaphysique des moeurs, et il définissait très clairement ce qu’est un livre. D’un côté, c’est un objet produit par un travail de manufacture, quel qu’il soit – copie manuscrite, impression ou éventuellement production électronique –, et qui appartient à celui qui l’acquiert. En même temps, un livre, c’est aussi une oeuvre, un discours. Kant dit que c’est un discours adressé au public, qui est toujours la propriété de celui qui l’a composé et qui ne peut être diffusé qu’à travers le mandat qu’il donne à un libraire ou à un éditeur pour le mettre dans l’aire de la circulation publique.Tous les problèmes de la réflexion tiennent à cette relation complexe entre le livre comme objet matériel et le livre comme oeuvre intellectuelle ou esthétique, parce que, jusqu’à aujourd’hui, la relation s’est toujours établie entre ces deux catégories, entre ces deux définitions – d’un côté, des oeuvres qui ont une logique, une cohérence, une complétude et, de l’autre, les formes matérielles de leur inscription, qui pouvait être, dans l’Antiquité et jusqu’au premier siècle de notre ère, le rouleau. Dans ce cas-là, très souvent, l’oeuvre est disséminée entre plusieurs objets. À partir de l’invention du codex (c’est-à-dire du livre tel que nous le connaissons encore, avec des cahiers, des feuillets et des pages), une situation inverse apparaît : un même codex pouvait, et c’était même la règle, contenir différents livres au sens d’oeuvre. La nouveauté du présent, c’est que cette relation entre des classes d’objets et des types de discours se trouve brisée, puisqu’il y a une continuité textuelle qui est donnée à lire sur l’écran et que l’inscription matérielle sur cette surface illimitée ne correspond plus à des types d’objet (les rouleaux de l’Antiquité, les codex manuscrits ou le livre imprimé à partir de Gutenberg). Ceci entraîne des discussions qui peuvent avoir des aspects juridiques, sur le plan du droit ou de la propriété. Comment maintient-on les catégories de propriété sur une oeuvre, à l’intérieur d’une technique qui ne délimite plus l’oeuvre comme le faisait l’objet, le rouleau ancien ou le codex ? Ceci peut aussi avoir des conséquences sur la reconnaissance des statuts d’autorité scientifique. À l’époque du codex, une hiérarchie des objets pouvait indiquer plus ou moins une hiérarchie dans la validité des discours. Il y avait une différence immédiatement perceptible entre l’encyclopédie, le livre, le journal, la revue, la fiche, la lettre, etc., qui étaient matériellement donnés à lire, à voir, à manier, et qui correspondaient à des registres de discours qui s’inscrivaient dans cette pluralité de formes. Or, aujourd’hui, le seul objet – il y en a un sur ce bureau – est l’ordinateur, qui porte tous les types de discours, quels qu’ils soient, et qui rend absolument immédiate la continuité entre les lectures et l’écriture. On peut alors entrer dans les réflexions contemporaines, mais en revenant à cette dualité que l’on oublie souvent. Le problème du livre électronique se trouve posé, avec une rematérialisation dans un ordre d’objets, tels que l’e-book ou l’ordinateur portable, qui sont des objets uniques pour toutes les classes de textes. À partir de là, la relation est posée dans des termes nouveaux.

Ivan Jablonka. Michel de Certeau établit une distinction entre la trace écrite, fixée et durable, et la lecture, qui est de l’ordre de l’éphémère1. Mais, sur Internet, les textes ne cessent de muter et de se transformer. En exagérant un peu, on pourrait dire qu’Internet est un univers de « plagiaires plagiés ». Est-ce selon vous une rupture, ou diriez-vous qu’au cours de l’histoire, et notamment au XVIIe siècle, le texte n’a jamais été une forme stable ?

Roger Chartier. Oui. Dans sa distinction, Michel de Certeau renvoie au lecteur voyageur, qui construit de la signification à partir de contraintes, en même temps qu’il la construit à partir de libertés, c’est-à-dire qui « braconne ». Si l’on braconne, c’est parce qu’il y a un territoire qui est protégé, interdit et fixé. De Certeau comparait souvent l’écriture au labour et la lecture au voyage (ou au braconnage). Effectivement, c’est une vision qui a pu inspirer les travaux sur l’histoire de la lecture ou la sociologie et l’anthropologie de la lecture, à partir du moment où la lecture n’était plus enfermée dans le texte, mais était le produit d’une relation dynamique, dialectique, entre un lecteur, ses horizons d’attente, ses compétences, ses intérêts, et le texte dont il s’empare. Mais cette distinction productrice peut aussi masquer deux éléments. Le premier, c’est que ce lecteur braconnier est lui-même assez strictement déterminé par des déterminations collectives, partagé par des communautés d’interprétation ou des communautés de lecture, et donc que cette liberté créatrice, cette consommation qui est production, a ses propres limites ; elle est socialement différentielle. Deuxièmement, comme vous le dites, ce terrain du texte est un terrain plus mobile que celui d’une parcelle de champ, dans la mesure où, pour de multiples raisons, cette mobilité existait. Les conditions techniques de reproduction des textes, par exemple la copie manuscrite (qui a existé jusqu’aux XVIIIe ou XIXe siècles), sont ouvertes à cette mobilité du texte, d’une copie à l’autre. Sauf pour des textes très fortement marqués de sacralité, où la lettre doit être respectée, tous les textes sont ouverts à des interprétations, des additions, des mutations. À la première époque de l’imprimerie, c’est-à-dire entre le milieu du XVe siècle et le début du XIXe siècle, pour des raisons multiples, les tirages sont toujours très restreints, entre 1 000 et 1 500 exemplaires. À partir de ce moment-là, le succès d’une oeuvre est assuré par la multiplicité des rééditions. Et chaque réédition est une réinterprétation du texte, soit dans sa lettre, modifiable, soit même dans ses dispositifs matériels de présentation qui sont une autre forme de variation. À supposer même qu’un texte ne change pas d’une virgule, la modification de ses formes de publication – caractères typographiques, présence ou non de l’image, divisions du texte, etc. – crée une mobilité dans les possibilités de l’appropriation. On a donc de puissantes raisons pour affirmer cette mobilité des textes. Il y en a d’autres, qui sont intellectuelles ou esthétiques : jusqu’au romantisme, les histoires appartiennent à tout le monde et les textes s’écrivent à partir de formules déjà là. Cette malléabilité des histoires, cette pluralité des ressources disponibles pour l’écriture, crée une autre forme de mouvement, impossible à enfermer dans la lettre d’un texte qui serait stable à tout jamais. Et l’on pourrait même ajouter que le copyright ne fait que renforcer cette donnée. C’est bien sûr paradoxal, puisque le copyright reconnaît que l’oeuvre est toujours identique à elle-même. Mais qu’est-ce que le copyright protège ? Au XVIIIe et au XIXe siècle, il protège toutes les formes possibles de publication imprimée du texte et, aujourd’hui, toutes les formes possibles de publication du texte, que ce soit une adaptation cinématographique, un programme de télévision ou de multiples éditions. On a donc un principe d’unité juridique qui couvre justement la pluralité indéfinie des états successifs ou simultanés de l’oeuvre. Je pense qu’il faut resituer la mobilité du contemporain, avec le texte électronique, ce texte palimpseste et polyphonique, dans une conception de longue durée sur des mobilités textuelles qui lui sont antérieures. Ce qui reste de la question, c’est le fait qu’il y a des tentatives constantes pour réduire cette mobilité dans le monde électronique. C’est la condition de possibilité pour que des produits soient vendables – un «opus mechanicum », comme aurait dit Kant – et c’est la condition de possibilité pour que des noms propres soient reconnaissables à la fois comme créateurs et comme bénéficiaires de la création. De là la contradiction très profonde qu’avait développée Robert Darnton entre cette mobilité infinie de la communication électronique et cet effort pour enserrer le texte électronique dans des catégories mentales ou intellectuelles, mais aussi dans des formes matérielles qui le fixent, qui le définissent, qui le transforment en une parcelle que le lecteur va peut-être braconner – mais une parcelle qui serait suffisamment stable dans ses frontières, ses limites et ses contenus. Ici se situe le grand défi, qui est de savoir si le texte électronique doit être soumis à des concepts hérités et donc du coup doit être transformé dans sa matérialité même, avec une fixité et des sécurités, ou si inversement les potentialités de cet anonymat, de cette multiplicité, de cette mobilité sans fin vont dominer les usages d’écriture et de lecture. Je crois que là se situent la discussion, les incertitudes, les vacillations contemporaines.

Ivan Jablonka. Pour terminer, cet ensemble de questions sur les mutations de l’objet livre, je voudrais aussi vous interroger sur les mutations du lieu qui enferme historiquement cet objet : la bibliothèque. Dans son programme « google.books » , Google a numérisé les livres de vingt-huit bibliothèques, parmi lesquelles celles de Harvard, Stanford et Oxford. Ce programme a des adeptes (critiques) comme Darnton et des adversaires comme Jean-Noël Jeanneney. Croyez-vous que Google va faire émerger une bibliothèque mondiale et ouverte à tous ?

Roger Chartier. Là encore, on retrouverait derrière ce projet des mythes ou des figures anciennes, en particulier une bibliothèque qui comprendrait tous les livres. C’était le projet des Ptolémées à Alexandrie. Google serait inscrit dans cette perspective de la bibliothèque qui contiendrait tous les livres déjà là ainsi que les livres que l’on pourra écrire. Techniquement et idéalement, il n’y a aucune raison de penser que tous les livres existants sous une forme ou sous une autre ne pourraient pas être numérisés et donc intégrés dans une bibliothèque universelle. Mais une des premières limites est que le projet de Google est pris en charge par une entreprise capitaliste. Il y a des logiques économiques qui le gouvernent, même si elles ne sont pas immédiatement visibles, et qui peuvent gouverner aussi les annonceurs ou les supports de cette énorme firme. D’autre part, c’est un projet qui, même s’il se prétend universel, fait la part belle à la langue anglaise. Comme le disait une ex-gouverneur du Texas, si l’anglais a été suffisant pour Jésus, il doit être suffisant pour les enfants du Texas. Elle n’avait sans doute lu la Bible que dans la traduction du roi Jacques et non pas les versions antérieures. Le projet ne se présente pas de cette façon, mais néanmoins, étant donné que les cinq premières bibliothèques choisies étaient anglo-saxonnes, la dominante des fonds était nécessairement en langue anglaise. Quelles sont alors les réponses possibles ? On a proposé que les bibliothèques nationales et européennes puissent s’organiser de façon à avoir un projet alternatif. Il était alternatif en termes de variété linguistique et aussi parce qu’il était plutôt fondé sur la puissance publique, et pas sur l’entreprise privée. Mais on peut supposer que, par ces morceaux de bibliothèques universelles, on pourrait arriver à une bibliothèque universelle, même si elle n’est pas unifiée par un Ptolémée contemporain ; et il n’y a pas de raison de penser qu’elle ne pourrait pas être accessible sous une forme électronique. La question posée, à partir de là, est non seulement celle des langues et de la responsabilité, mais aussi la question de savoir si cette bibliothèque universelle, qui potentiellement ne nécessite plus aucun lieu dans la mesure où chacun avec son ordinateur, où qu’il soit, peut appeler tel ou tel titre, signe la mort des bibliothèques telles que nous les connaissions – un lieu où les livres sont conservés, classés et consultables. Je crois que la réponse est non. Le processus de numérisation plaide même encore plus fortement pour le maintien de la définition traditionnelle, parce qu’on en revient à un point toujours fondamental, celui selon lequel, comme disait Don MacKenzie, les formes affectent le sens. Le grand danger du processus de numérisation est de laisser penser qu’un texte est le même quelle que soit la forme de son support. Aussi fondamental que soit l’accès à des textes sous une forme numérique, ce qui se trouve néanmoins renforcé par cette numérisation, c’est le rôle de conservation patrimoniale des formes successives que les textes ont eues pour leurs lecteurs successifs. La tâche de conservation, de catalogage et de consultation des textes dans les formes qui ont été celles de leur circulation devient une exigence absolument fondamentale, qui renforce la dimension patrimoniale et conservatoire des bibliothèques. Les démonstrations peuvent être multiples. Au XIXe siècle, le roman existe dans de multiples formes matérielles, sous la forme de feuilletons hebdomadaires ou quotidiens dans les journaux, sous la forme de publications par livraisons, sous la forme de livres pour les cabinets de lecture, sous la forme d’anthologies d’un seul auteur ou d’oeuvres diverses, sous la forme d’oeuvres complètes, etc. Chaque forme de publication induit des possibilités d’appropriation, des types d’horizon d’attente, des relations temporelles avec le texte. La nécessité de renforcer ce rôle de conservation des patrimoines écrits est non seulement bonne pour les érudits qui voudraient reconstruire l’histoire des textes, mais aussi pour la relation que les sociétés contemporaines entretiennent avec leur propre passé, c’est-à-dire avec les formes successives que la culture écrite a prises dans le passé. La plus grande discussion autour des projets comme ceux de Google, imités ensuite par des consortiums de bibliothèques, se tient là. Lorsqu’ils ont appris l’existence du projet de Google, certains conservateurs de bibliothèques en ont conclu qu’ils allaient pouvoir vider les magasins et réaffecter les salles de lecture. On le voit aussi avec la controverse qui fait rage aux États-Unis sur les destructions de journaux du XIXe et du XXe siècle, dès lors qu’ils ont été reproduits sur un substitut, en l’occurrence le microfilm ; mais le risque serait encore plus fort avec la numérisation. Les bibliothèques ont vendu leurs collections, ou bien elles ont été détruites au cours du processus de microfilmage. Un romancier américain, Nicholson Baker, a écrit un livre pour dénoncer cette politique qui a été celle de la Library of Congress et celle de la British Library, et d’ailleurs pour tenter lui-même de sauver ce patrimoine écrit, puisqu’il a constitué une sorte d’archive des collections de journaux quotidiens américains des années 1850 jusqu’à 1950.

Ivan Jablonka

 

 

* L’entière conversation, recueillie par le journaliste Ivan Jablonka, peut être lue sur le site numérique http://www.viedesidees.fr

 

 

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Conversation avec Richard Descoings, Conseiller d’État, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris et administrateur de la Fondation Nationale des Sciences politiques depuis 1996. Richard Descoings a obtenu son diplôme de l’Institut d’études politiques de Paris en 1980. Il fut ensuite élève à l’École Nationale de l’Administration de 1983 à 1985. En 1989, il est nommé Directeur adjoint de l’Institut de Paris et le restera jusqu’en 1991, date à laquelle il sera nommé maître des requêtes au Conseil d’État. De 1991 à 1993, il est successivement conseiller technique au cabinet du ministre pour le Budget, notamment responsable du suivi du budget de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur puis chargé de mission au cabinet du ministre de l’Éducation nationale en charge des questions budgétaires. De 1993 à 1996, il est nommé rapporteur général adjoint de la section du rapport et des études du Conseil d’État et de la mission sur les responsabilités et l’organisation de l’État. De 1995 à 1996, il occupe la fonction de commissaire du gouvernement auprès des formations contentieuses du Conseil d’État. Il est auteur de l’essai « Sciences Po. De la Courneuve à Shanghai», préface de René Rémond, édition presses de Sciences Po, Paris, 2007. L’entretien a eu lieu à Rimini, le samedi 24 octobre 2009 auprès de la Fondation Pio Manzù pendant la 35e édition des journées d’étude internationales titrée « Nomad power: Values, illusions,aspirations of errant youth». Le Centre International Pio Manzù a remis dimanche 25 octobre 2009, la médaille de la Chambre des députés italienne à Richard Descoings. Son site internet http://www.richard-descoings.net

Antonio Torrenzano. La « génération Y » dont on parle bien souvent pour définir les jeunes âgés de 18 à 26 ans est-elle différente des autres générations d’étudiants qui ont étudié à Sciences Po ? Est-ce qu’ il y a, selon vous, une rupture de mentalité entre les générations passées et la «génération Y» ?

Richard Descoings. Je ne sais pas si une telle rupture entre les générations n’a jamais existé. Le net dans tout cas a fait évoluer les mentalités. Aujourd’hui, un élève sur deux à Sciences Po pendant les cours prend ses notes sur son ordinateur portable. Quand je passe le soir, je vois tous les étudiants étrangers qui téléphonent par leur ordinateur ou qui travaillent avec la tête penchée sur leurs microordinateurs. Le passage au numérique, les réseaux sociaux, MSN ou la même utilisation de la musique ou de l’art par les systèmes à affichage numérique, tout cela est en train de créer un incroyable écart entre le savoir et le savoir-faire des nouvelles générations versus le non-savoir et le non-savoir-faire des générations précédentes. Les enfants et les adolescents se construisent aujourd´hui, à un moment très important de leur vie, dans un monde dont leurs parents sont complètement exclus. Je veux vous faire un autre exemple : pour les trentenaires d’aujourd’hui l’international faisait déjà partie des horizons possibles ; pour la génération actuelle de 18 à 26 ans, il fait partie de la réalité.

Antonio Torrenzano. Cette révolution culturelle, a-t-il affirmé le directeur de la division de l’information et de l’informatique UNESCO Philippe Queau, va si loin qu’on peut même parler de l’apparition d’une nouvelle «manière d’être». La révolution numérique n’est pas une simple révolution technique, mais comparable à ce que fut l’apparition de l’alphabet ou à l’invention de l’imprimerie. L’école et les pratiques pédagogiques doivent-elles s’approprier de cette nouvelle ère virtuelle ?

Richard Descoings. C’est évident. Dans les années qui viennent, nous avons d´immenses efforts à faire concernant, d´une part, la formation des enseignants et, d´autre part, la conceptualisation d’une nouvelle éducation pour nos adolescents. L’environnement de cette génération est inédit et à géométrie variable. C’est la première génération qui n’a pas connu la guerre froide. Une génération qui grandit dans un monde extraordinairement complexe. Si on ne le fait pas, cela nous rendra incapables par rapport à l’arrivée de la révolution numérique. Révolution qui est tellement rapide que même ceux qui ont un peu d´avance sont en retard. Cette génération a un siège important à prendre. Chaque talent est précieux et demande à être reconnu et valorisé. La crise financière planétaire et les conséquences économiques et sociales qui deviennent de plus en plus pesantes, ils nous obligent à savoir mobiliser tous les talents. Savoir mobiliser tous les talents est devenu une question d’intérêt général.

Antonio Torrenzano

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Conversation avec Gina Bianchini, économiste, diplômée à l’université Standford, CEO et fondatrice avec Marc Andreessen du Réseau social Ning. L’approche architecturale de Ning, née par une idée de Marc Andreessen, père du navigateur Mosaic et de la société Netscape, est très différente de tous les autres réseaux sociaux comme Facebook ou Myspace. En effet, Ning a choisi non pas de créer un réseau social unique, mais plutôt une plate-forme permettant à tout le monde de créer son réseau social personnel autour d’une niche d’intérêts très spécifique. La société californienne propriétaire de Ning,basée à Palo Alto, a choisi de manière spéciale cet aspect: favoriser la création d’un très grand nombre de réseaux sociaux ciblés que chaque membre propriétaire de son réseau configure et oriente vers déterminés et spécifiques sujets d’intérêts. L’entretien avec Gina Bianchini a eu lieu en Suisse pendant le dernier World Economic Forum.

Antonio Torrenzano. Pourquoi Ning est-il différent des autres réseaux sociaux comme Facebook ou Myspace ?

Gina Bianchini. Le Réseau Ning est complémentaire à Facebook et à Myspace. Avec Facebook, tout le monde dialogue et il reste en contact avec les individus qu’il connaît déjà. La force de Myspace est la musique et d’une façon générale le monde du spectacle. Avec du Ning, en revanche, l’usager à la liberté de créer, de manière simple, son réseau social autour d’une niche d’intérêts très spécifique.

Antonio Torrenzano. La révolution numérique n’est pas une simple révolution technique, mais comparable à ce que fut l’apparition de l’alphabet ou à l’invention de l’imprimerie. La radio a employé presque 38 ans pour atteindre un accueil favorable de presque 50 millions d’auditeurs. À la télévision, ils ont été nécessaires seulement treize ans pour gagner la même ligne d’arrivée. Internet a employé au contraire seulement quatre ans pour rattraper les résultats de la radio et de la télévision, pendant qu’à l’iPod ils sont servis trois mois seuls pour arriver au même objectif. Selon vous, les Réseaux sociaux dans un futur très proche pourront-ils devenir plus populaires de la télévision ?

Gina Bianchini. Les deux médias ils ont des fonctions totalement différentes. Je crois qu’à présent chaque individu, chaque entreprise, mais aussi chaque institution publique doit apprendre à utiliser tous les moyens que les nouvelles technologies mettent à leur disposition en comprenant cependant la force et les limites que chaque moyen peut leur donner .

Antonio Torrenzano. La crise financière mondiale continue à causer des dégâts à travers le monde autant que la récession économique. Dans quelle mesure cette période économique incertaine influera-t-elle sur l’économie numérique? Votre collègue Tim O’Reilly pendant une conférence de presse a affirmé: «la crise économique ne fait pas qu’accélérer ce procès naturel et inévitable d’élimination des entreprises qui n’avaient pas un business consistant dans l’économie virtuelle».

Gina Bianchini. La crise existe, mais il nous offre l’opportunité de réfléchir sur la consolidation du Web 2.0. Nous sommes dans une phase de transition et cette longue tempête économique éliminera de nombreuses entreprises de l’économie non plus performantes. Une fois passée cette période nous retrouverons du temps pour nous poser encore une fois les questions qui comptent : c’est-à-dire comme et où nous pourrons appliquer les technologies et les techniques du web 2.0 pour résoudre les problèmes réels du monde.

Antonio Torrenzano. Quel est-elle la formule pour qu’un social network puisse avoir du succès ? Le professeur Derrick De Kerckhove, pendant un entretien à Milan il m’a répondu :«le partage, la recherche d’une majeure simplicité d’utilisation du Web et la rapidité par laquelle l’usager peut trouver ce qu’il cherche ».

Gina Bianchini. En dix secondes l’usager doit comprendre comme le réseau social fonctionne et à quoi il peut servir. Le seuil critique pour qu’un social network puisse avoir du succès ce sont les premiers 150 utilisateurs, après la plate-forme il grandira de manière exponentielle.

Antonio Torrenzano

*Un spécial remerciement à l’Université de Standford pour l’image de Gina Bianchini.

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Selon Luke Hayman, designer et expert de nouveaux médias américains, celui qui a refait le style et le nouveau nom en ligne de quotidiens comme «Time», «New York» ou des magazines comme «Travel» et «Leisure», le monde de l’édition de demain sera un métissage entre le web et les plus innovantes solutions réalisées par la presse écrite dans ces dernières années. Le nouvel environnement communicationnel, caractérisé par la centralité de la Toile, est en train de modifier en profondeur la nature traditionnelle des liens spatio-temporels qui définissent le travail journalistique (par exemple le bouclage) avec pour conséquence une mutation du métier de grande ampleur dans les processus productifs et des critères éditoriaux. Cette transition est en cours et elle suscite souvent des réserves dans la plupart des rédactions.

Luke Hayman écrit dans son carnet virtuel : « le nouveau iPad de la société Apple ou le lecteur Kindle sont en train de produire le passage définitif de la presse écrite au numérique ». L’auteur, toujours dans le même billet de son carnet, énumère de plus les possibles orientations des médias traditionnels caractérisés par la nouvelle centralité d’Internet. Jusqu’à aujourd’hui, le reportage journalistique se déployait dans un domaine spatio-temporel bien précis qui peut être résumé par trois phases : a) la phase de la production de l’événement, b) le temps de sa représentation journalistique, c) la phase de sa consommation. Ces trois phases jusqu’à présent se sont suivies et se sont engrenées selon une séquence logique : production, représentation, consommation. Mais, le Réseau net en devenant le lieu d’une convergence croissante, où il est en train de se développer une différente méthode journalistique de travailler: rédaction intégrée entre rédactions des formats imprimés et en ligne, interactivité/participation du lecteur, mashup et distribution multisupport et enfin l’interactivité, il a modifié quasi définitivement l’ancienne logique.

Pour Luke Hayman dans un futur très proche, la cadence journalière ou mensuelle d’un quotidien ou d’un magazine ne devrait plus avoir du sens. Par l’iPad ou par le lecteur Kindle, affirme l’expert, les quotidiens ou les revues mensuelles pourront être constamment ajournés comme il se produit déjà sur le web. Pour ce qui concerne, en revanche, la publicité, Luke Hayman soutient que les anciennes bannières publicitaires seront substituées à une nouvelle formule de communication publicitaire interactive. Communication capable de véhiculer beaucoup plus de renseignements comme déjà il arrive dans les modèles utilisés de la télévision. Les mêmes pour les textes qui seront plus longs et articulés, car l’iPad ou le lecteur Kindle sont pensés pour lire des livres en ayant un écran plus limpide que celui d’un microordinateur et une batterie de grande durée.

Pour s’adapter à la nouvelle puissance des technologies numériques, l’industrie des médias traditionnels devra modifier en profondeur la vision qu’elle a eue jusqu’à aujourd’hui de soi-même. Luke Hayman affirme encore que cette transition soit presque arrivée et qu’elle puisse provoquer un fort séisme dans l’industrie des médias traditionnels. Dans un tel contexte d’un monde pluridimensionnel et une société plus dense et complexifiée par la multiplication des acteurs sociaux, le monde du journalisme a-t-il compris sa nouvelle centralité sociale ?

Antonio Torrenzano

 

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Conversation avec Jean-Rémi Deleage, producteur de nouveaux médias pour la société I.Marginal. Cet entretien a été réalisé par Ghislaine Azémard, suite à la conférence que Jean-Rémi Deleage a donnée dans le cadre des Rencontres Médias du master Création et édition numérique de l’Université Paris 8. Réalisation et montage: Leden, Renan Mouren et Gilles Donnard.

 

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Conversation avec de Norbert Paquel, consultant CANOPE. Cet entretien a été réalisé par Ghislaine Azémard, suite à la conférence que Norbert Paquel a donnée dans le cadre des Rencontres Médias du master Création et Édition numériques de l’Université Paris 8. Réalisation et montage: Leden, Renan Mouren et Gilles Donnard.

 

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Derrick De Kerckhove dirige le programme McLuhan en culture et en technologie et il est professeur au département d’Études françaises de l’Université de Toronto. Parallèlement à ses études, il a collaboré avec le Centre pour la culture et la technologie (1972-1980) où il fût un collaborateur de Marshall McLuhan. Il organise des ateliers sur la connectivité de l’intelligence dans lesquels il propose une nouvelle façon de réfléchir en utilisant les technologies de l’information. La conversation avec le professeur Derrick De Kerckhove a eu lieu à Reggio Emilia et Milan.

Antonio Torrenzano. Depuis quelques années, le Web s’est accompagné d’une multiplication et d’une diversification de l’offre de contenus, en même temps que d’une généralisation de l’accès aux ressources. Malgré des tentatives pour approfondir des modèles cognitifs capables d’expliquer l’ensemble des comportements sur le Web, ces recherches posent encore un problème de généralisation des résultats. Une description tout à la fois planétaire et circonscrite à un lieu des usages de la toile reste donc encore à construire. Je crois qu’il faudra encore mieux analyser cette évolution dans les conditions de « danger-opportunité », pour bien comprendre les effets de la nouvelle ère du virtuel.

Derrick De Kerckhove. Aujourd’hui, la technologie nous offre la possibilité de repenser le monde et le processus en cours de manière critique et favorable. Le web 2.0, et… bientôt le Web 3.0, comme architecture sociale nous offre la possibilité d’affronter cette évolution historique de manière constructive. Le problème est que le concept sur lequel il repose le Web 2.0 est nouveau et, en tout cas, assez décalé par rapport aux tendances de la vision l’éducation contemporaine. Néanmoins le Web 2.0 c’est une réalité tangible que les gens vivent à travers de multiples expériences. L’information est elle-même une multiplicité d’informations. On comprend bien ce qu’est une opinion, et une opinion publique est issue du collectif, on sent bien que ça a une réalité et qu’au-delà de ce que pense chaque personne, il y a quelque chose qui accompagne le collectif de toutes ces personnes qui pensent ensemble. Les grandes évolutions sociales sont toujours arrivées par implosion ou par explosion : aujourd’hui, nous vivons une implosion électronique. Je vois dans l’invention du web une rupture historique avec notre passé et une accélération sociale pour ce qui concerne la connaissance. Je crois enfin que l’Internet porte bien son nom, c’est-à-dire qu’il est un système d’interconnexion de réseaux dominé par des processus de communication.

Antonio Torrenzano. Carnets virtuels, forums de discussion, réseaux sociaux… L’homme numérique écrit, se mobilise, partage ses enthousiasmes, ses combats. Depuis dix ans, le Réseau net n’en finit plus d’élargir l’espace public. La diffusion dans nos sociétés de la convergence numérique a connu dans la première décennie du XXI siècle une vitesse sans précédent. Comment, à votre avis, ce partage de connaissances changera-t-il nos habitudes?

Derrick De Kerckhove. À partir de la fin du XXe et le début du XXIe siècle, les carnets numériques autant que les réseaux sociaux sont devenus l’agora électronique dans laquelle tout le monde se rencontre en restant chez lui. Nous sommes passés d’un monde dominé par le savoir à un monde dominé par la connaissance. Je pense que c’est une mutation importante. C’est une mutation du monde très importante et il me semble que le web en est la résultante comme il en est l’accélérateur. La génération numérique est une génération sans peur sociale, politique, professionnelle. Il me semble qu’il y a, là, une rupture importante ; une rupture à la fois technique, économique et sociale, car dès le départ cette technologie a été extrêmement peu chère. Avec le web, nous assistons à quelque chose de tout à fait nouveau et dans ce moment économique nous avons un besoin nécessaire de ces individus pour dépasser la tendance à la stagnation des générations passées. Je parle de la génération numérique qui a la même période de la vie qu’internet, née avec le Réseau net comme aujourd’hui nous le connaissons. Cette génération appartient à la phase historique contemporaine : celle des réseaux sociaux, de Facebook, de Myspace, du réseau Ning, des blogs. Cette génération a un sens inné du web 2.0 et elle n’a pas de problème avec la technologie. C’est une génération qui a inventé une autre façon de voir les choses.

Antonio Torrenzano. Dans vos derniers séminaires, vous avez affirmé que le passage du Web 2.0 au Web 3.0, il est sur le point de se produire. Quel sera-t-il l’avenir du réseau? Le partage des connaissances sur le web est-il encore limité ?

Derrick De Kerckhove. Je ne pense pas que le partage des connaissances est limité. L’avenir du Web est de comprendre ce qu’il est étroitement indispensable pour celui qui l’utilise. Le web reste la machine sur laquelle partager la connaissance. Le concept même de pages web est un concept de partage. Je fais ma page web et je la dépose pour la partager. Les efforts dans ce moment se concentrent sur la recherche d’une majeure simplicité d’utilisation du Web et la rapidité par laquelle l’usager peut trouver ce qu’il cherche. Nombreux sites web sont encore trop difficiles à utiliser : pleins de renseignements insignifiants, avec des fonctionnalités pas toujours claires et trop de publicité. Le web est désormais délinéé directement par l’utilisateur. Beaucoup d’individus, par exemple, ont commencé à utiliser Twitter ou Facebook pour la rapidité des messages directs et rapides qui pouvaient s’échanger entre eux en mettant de côté leur courrier électronique parce que le courriel il exigeait un grand numéro de passages physiques pour communiquer.

Antonio Torrenzano

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La révolution numérique n’est pas une simple révolution technique, mais comparable à ce que fut l’apparition de l’alphabet ou à l’invention de l’imprimerie. La radio a employé presque 38 ans pour atteindre un accueil favorable de 50 millions d’auditeurs. À la télévision, ils ont été nécessaires seulement treize ans pour gagner la même ligne d’arrivée. Internet a employé au contraire seulement quatre ans pour rattraper les résultats de la radio et de la télévision, pendant qu’à l’iPod ils sont servis trois mois seuls pour arriver au même objectif.

Cette révolution culturelle, affirme le directeur de la division de l’Information et de l’Informatique UNESCO Philippe Queau, va si loin qu’on peut même parler de l’apparition d’une nouvelle «manière d’être». «Le fait d’être sur le net refaçonne votre conscience» dit-on. Ceci se paye cependant d’une mathématisation accrue de notre regard sur le monde, d’une «abstraction» croissante de la pensée. Mais, les formes contemporaines de production, de circulation et d’usage du document numérique accompagnent aussi l’émergence d’une nouvelle modernité qui doit encore être analysée et mise en perspective. Pourquoi ? Parce que le numérique est une nouvelle lingua franca permettant la transparence totale entre toutes les formes de représentation et internet est l’équivalent d’une imprimerie universelle, personnelle, ubiquitaire, instantanée et à très bon marché. Il y a quinze ans, ce que nous appelions par exemple document, il connaît aujourd’hui de profonds bouleversements. Texte, support ou mémoire sont largement redéfinis et auteur, éditeur, lecteur ou bibliothécaire se trouvent repositionnés dans cette nouvelle ère virtuelle.

Le monde de l’édition (presse écrite, quotidiens, hebdomadaires, revues mensuelles) et plus généralement de la publication est à la veille d’une transformation majeure. La technologie et les habitudes de lecture se sont donné un nouveau rendez-vous. Ce qui va se passer à très court terme est dans la lignée des évolutions que l’on a constatées pour la musique (le mp3, le mp4) et que l’on constate pour la vidéo : disponibilité totale de l’objet multimédia par l’action de la dématérialisation. Le livre ou le quotidien, en particulier, ne sont plus un fin en-soi, mais un composant d’une démarche d’auteur plus large et plus vaste, le condensé d’une communauté d’intérêts. Cette mutation s’appelle convergence. Convergence devrait être la nouvelle voix de la multiplicité et de l’inséparable. Dans le monde des médias, par exemple, le changement fondamental consistera que chaque médium ne déroulera plus de services uniques, mais il sera apte à répandre plus services : radio, e-book, TV, social network. Le réseau définera donc les nouveaux modes de communication et nos habitudes. L’écran de notre ordinateur nous proposera dorénavant d’écouter la radio, de lire le journal, de regarder la télévision ou de revoir pour une énième fois la fête de notre fils.

L’édition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, objet papier que l’on achète à l’unité, va probablement devenir un choix au sein d’un abonnement, comme une classique chaîne de télévision au sein d’un bouquet. Son rôle va changer et, comme pour la musique, il va devenir objet de promotion d’un auteur qui gagnera de l’argent autrement, grâce à sa notoriété. Quant à l’édition, elle va passer d’une culture de comptage d’unités produites et vendue à une culture d’audience. Tout cela est très proche. Que pourront-ils dire les linguistes devant un octet et les sémiologues devant un pixel ? La croissance rapide de ce média a suscité dans les premiers temps les spéculations les plus diverses sur des usages encore en construction et même le Net a été l’objet d’espoirs ou de rejets radicaux. Pour autant, rares sont encore les recherches d’étude qui permettent d’en rendre compte de manière exhaustive et objective.

Antonio Torrenzano

 

Bibliographie électronique.

*Roger T. Pédauque, «Le document à la lumière du numérique», Caen, C&F éditions, 2007. Roger T. Pédauque est le nom collectif d’un réseau de scientifiques francophones travaillant dans les divers domaines d’expertise des sciences humaines et sociales ainsi que des sciences et techniques de l’information et de la communication.

*Carlo Sorrentino, « À travers le Réseau. Du journalisme monomédia à la convergence crossmédia», Rome, RAI-ERI éditions, 2008.

* Un excellent exemple de ce que peut être aujourd’hui l’ébauche de cette évolution est proposé par Joël de Rosnay sur son site Internet : http://www.scenarios2020.com

*Sur l’évolution de l’édition, le lecteur peut lire le rapport:Livre 2010,disponible à suivant adresse http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/074000434/0000.pdf