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Le quotidien, la technologie et le Web 2.0. Dialogue avec Michel Maffesoli, CEAQ-Sorbonne.
Conversation avec Michel Maffesoli, professeur de sociologie à l’université de Paris-Sorbonne, directeur du CEAQ, fondateur de la revue de sciences humaines et internationales Sociétés. Le dialogue avec l’auteur a eu lieu à Modène pendant le festival international de la philosophie, dans le mois de septembre 2008. La première partie du dialogue a été publié le 07 octobre 2008.
Antonio Torrenzano. La diffusion et le pouvoir social du Web 2.0 confirment votre perspective interprétative que vous avait proposée en 1988 dans votre essai « Les temps des tribus, les déclins de l’individualisme dans les sociétés de masses ».
Michel Maffesoli. Les réseaux sont déjà devenus, en effets, la scène dans laquelle ils s’exhibent et parfois ils prennent forme de différents tribalismes qui marquent notre tissu social. Le réseau net soutient et il accélère la grande mutation qui accompagne le passage à la postmodernité : de la verticalité à l’horizontalité. Le réseau net et le Web 2.0 témoignent ouvertement comme les sociétés contemporaines ne fassent plus pivot sur l’individu rationnel, patron de soi et du monde, mais sur petites agrégations sociales dans lesquels le “moi-même” se perd dans l’autre et il se délivre dans les différentes tribus dont il fait partie. Sa question trouve encore une réponse plus précise dans les travaux du Groupe d’étude sur la technologie et le quotidien du CEAQ, qui ont bien montré combien le développement technologique donne vie à une synergie fructueuse avec le retour de l’archaïque,l’explosion de l’imaginaire et la prolifération de formes d’agrégation tribalistes.
Antonio Torrenzano. Pour ce qu’il concerne les effets socio-anthropologiques de la société en réseau et de la diffusion des nouveaux médias en ligne, il y a une division nette entre deux écoles de recherche sociale: d’une partie Castells, Lévy, De Kerckhove soutiennent que cette évolution préfigure une nouvelle société plus informée et démocratique;de l’autre partie Bréton, Baudrillard, Touraine affirment que les nouveaux médias produiront la fin du social et la mort de la réalité. Est-ce que j’aimerais connaitre votre position?
Michel Maffesoli. Ma perspective théorique est plus voisine à la première école qu’à la seconde. Il me semble que l’interactivité et l’horizontalité des réseaux favorisent de formes de socialité apte à renverser la structure pyramidale de la modernité, sa tendance à obscurcir les diversités et à inscrire les sujets sociaux dans de nouveaux projets de longue période pas au nom d’une idéologie et de la raison abstraite. La technologie a donné vie à un paradoxe intéressant: au commencement elle a été le moyen par lequel désenchanter le monde, dans la postmodernité elle est devenue un des facteurs clé pour le reincanto du monde. Je crois, en même temps, que les chercheurs, que vous avez cités dans votre question, ils sont excessivement optimistes sur le cyberspace. Ceux-ci mettent l’accent sur des aspects relatifs à l’augmentation de l’intelligence dans notre société contemporaine; selon moi, le phénomène se lie plus tôt et, en mesure prépondérante, à la dimension émotionnelle de l’existence, à la pensée du ventre plutôt qu’à celle du cerveau. Cette évolution n’a pas encore été comprise par l’intelligentsia française (universitaire, politique, intellectuel, journalistique) qui reste encore liée aux archétypes interprétatifs du XIX et du XX siècle. Modèles absolument inadéquats devant un certain ordre social qui est en train de se détruire. Ces élites sont en crise sans plus une absolue vérité.
Antonio Torrenzano. Croyez-vous que la démocratie soit en crise?
Michel Maffesoli. À mon avis, même s’il peut sembler une affirmation forte, la démocratie est devenue un système vide. Je crois que, stricto sensu,elle soit devenue une antiphrase: il ne dénote plus le pouvoir du peuple, mais le pouvoir de quelqu’un. Autre confirmation du décrochage entre l’intelligentsia et la société qui vit tous les jours dans le quotidien. Il faut revenir à la vraie démocratie, dans le sens étymologique de la parole, de se faire charge de la vie de la ville à partir de ses éléments plus simples qui donnent du sens aux tribus: consommations, logement, sport, culture. De tout ce qu’il offre la possibilité de faire sentir ensemble et être ensemble un groupe déterminé d’individus. Une démocratie qui retourne à se rapporter avec les nouvelles formes expressives et agrégatives de l’espace public. Une démocratie qui peut être revitalisée seulement par les dynamiques émergentes des gens ordinaires et du quotidien, mais en faisant abstraction des catégories actuelles que la politique utilise.
Antonio Torrenzano
Post scriptum.
*Un remerciement particulier à l’artiste Patrick Chappatte pour l’illustration.
*Toutes les publications de Michel Maffesoli, comme toutes celles du CEAQ-Sorbonne, sont disponibles sur le site web du Centre d’études: Http://www.ceaq-sorbonne.fr .
Et l’homme créa le cyberespace… Conversation avec Joël de Rosnay, Cité des sciences et de l’industrie.
Conversation avec Joël de Rosnay, docteur ès sciences, président exécutif de Biotics International et conseiller du président de la Cité des sciences et de l’industrie. Ancien chercheur et enseignant au Massachusetts Institute of Technology dans le domaine de la biologie et de l’informatique, il a été successivement attaché scientifique auprès de l’ambassade de France aux États-Unis, directeur scientifique à la Société européenne pour le développement des entreprises et directeur des applications de la recherche à l’Institut Pasteur. Auteur de nombreux essais dont « Branchez-vous » avec Stella de Rosnay, édition Olivier Orban, (1984), grand prix de la littérature micro-informatique grand public en 1985;«L’avenir en directe », édition Fayard,(1989);«La révolte du pronétariat», Fayard édition, (2005); « 2020.Les scénarios du futur», Fayard, 2008. La conversation a eu lieu à Paris au mois de mai 2008.
Antonio Torrenzano. Comment comprendre la complexité du cyberespace ?
Joël de Rosnay. J’utilise ici un raccourci un peu simpliste pour démontrer que l’évolution technologique est capable d’une plus grande accélération que l’évolution biologique. Une invention est un peu l’analogue d’une mutation. L’homme invente la roue, le crayon,l’aile, le moteur et… ces inventions ont toujours créé une accélération. La différence est que la biosphère a évolué au cours de milliards d’années, la technosphère en quelques dizaines de siècles. Quand l’homme invente le cyberespace et le monde numérique où il peut construire un objet virtuel sur son ordinateur, il s’est doté ( peut-être sans vraiment le savoir) d’une extraordinaire possibilité d’accélération. En effet, l’évolution de la cybersphère se réalise en quelques décennies. On peut analyser cette évolution ou l’on peut l’assimiler à l’approche darwinienne d’un mécanisme de création de variété, c’est-à-dire à un générateur aléatoire de variétés. Dans le cyberespace, de nombreux programmes seront (un peu comme l’ADN d’une certaine manière) téléchargés, utilisés, copiés, améliorés par des utilisateurs. En reproduisant ces programmes, les internautes vont parfois commettre des erreurs, parfois les améliorer. Certains vont développer de nouveaux programmes à partir des programmes originaux que les internautes, d’une manière variée, vont alors choisir de conserver ou d’éliminer selon leur intérêt pour les fonctions proposées. Les mauvais programmes seront rejetés. Ceux qui seront adaptés à un usage donné viendront renforcer l’existant. On note que les mêmes mécanismes de reproduction, d’imitation, de variation, de disparition et d’adaptation s’appliquent aux objets du cyberespace comme à l’ADN. Ce phénomène crée de la complexité, et donc des systèmes de plus en plus variés, interdépendants, sélectifs et adaptés à l’environnement dans lequel ils évoluent.
Antonio Torrenzano. Pouvez-vous nous faire une autre analogie du réseau net après la convergence technologique ?
Joël de Rosnay. Depuis quelques années, on ne présente plus internet. Internet est considéré aujourd’hui comme un véritable phénomène de société qui fait apparaître, à l’échelle mondiale, de nouveaux pouvoirs, de nouveaux enjeux, des nouveaux défis. Mais aussi de nouveaux risques et de nouvelles craintes. On peut comparer le cerveau avec l’organisation d’internet. Des travaux sérieux, menés à l’échelle mondiale, expliquent qu’internet se développe un peu comme les synapses, les neurones, les axones ou les dendrites d’un cerveau humain. Internet fait appel à des mécanismes non pas analogues, mais voisins que la communauté scientifique appelle d’isomorphes. Le net serait donc une sorte de système nerveux dont les internautes seraient les neurones. Il possède une structure de base, fractale (telle que décrite par Benoît Mandelbrot), bâtie sur le modèle des capillaires sanguins de l’être vivant. Internet n’est pourtant pas un nouveau média comme on le décrit généralement et j’expliquerai pourquoi. Plus les technologies se marient entre elles, plus le phénomène s’accélère et se complexifie. La convergence technologique est donc liée à l’accélération. Dans ce contexte, internet est désormais loin de la description qui a été faite il y a dix ans. On a coutume de réduire internet à une technologie de l’information et de la communication (une TIC) ou à un nouveau média. D’une certaine manière, c’est sans doute vrai, mais cette définition est réductrice. Internet n’est pas une TIC, mais une TR, une technologie de la relation. Internet ne peut être réduit à un nouveau média qui s’ajouterais à l’imprimerie, à la radio, à la télévision ou encore à la Poste. Toutes ces fonctionnalités (le texte, la radio, la télé ou le courrier) existent aussi sur Internet. Davantage qu’un « média des médias », Internet est un «écosystème informationnel».
Antonio Torrenzano. Comment gérer alors cette complexité pour construire le monde de demain? Et encore, comment mieux la comprendre ?
Joël de Rosnay. L’évolution scientifique et technique du monde peut être caractérisée par trois mots : complexité, accélération et convergence. En effet, le progrès scientifique et le progrès technologique s’alimentent l’un l’autre. Il en résulte un effet d’amplification créant de nouveaux défis pour le financement de la recherche, la compétitivité industrielle et économique, l’impact sur les populations, la prospective et l’évaluation des choix technologiques. Nous sommes en présence de trois évolutions qui se chevauchent, avec des durées différentes: l’évolution biologique, l’évolution technologique et l’évolution numérique. L’évolution biologique prend des millions d’années. L’évolution technologique fait appel à un Nouveau Monde, celui du cerveau. En interaction avec le monde réel, apparaît donc celui de l’imaginaire. Avec l’avènement du numérique, on entre dans un troisième monde : le virtuel. De la rencontre de ces trois mondes résulte une extraordinaire accélération. Quatre préfixes me paraissent alors symboliser notre monde contemporain, mais encore plus pour le futur, des convergences déterminantes : il s’agit des préfixes info,bio,nano et éco.
Antonio Torrenzano. Avons-nous besoin des approches complémentaires ?
Joël de Rosnay. Il existe bien sûr la méthode analytique que nous a léguée Descartes. L’approche analytique se concentre sur les éléments et considère la nature des interactions, indépendamment de la durée. Lorsqu’on modifie un système complexe, on modifie une variable à la fois et la validation des faits s’obtient par la preuve expérimentale dans le cadre d’une théorie. L’approche analytique est essentielle, mais face à la complexité nous avons besoin d’une seconde, une approche complémentaire qu’on appelle approche systémique (de système), qui permettra d’étudier la complexité sans la découper en petits morceaux. Cette approche cherche à relier les éléments d’un système complexe en se concentrant sur les interactions. Alors que l’approche analytique considère la nature des interactions et leurs causes, l’approche systémique considère les effets des interactions. Cette approche modifie, par la simulation sur ordinateur, des groupes de variables simultanément.
Antonio Torrenzano
Post scriptum.
Toutes les conférences de Joël de Rosnay, comme toutes celles du Collège de la Cité des sciences, sont disponibles en vidéo avec tous les documents, tableaux et schémas qui les illustraient, sur le site web de la Cité. Http://www.cite-sciences.fr . Cliquer sur «conférences» et, dans la case «recherche», taper Joël de Rosnay. Le site web de Joël de Rosnay est http://www.derosnay.com
Histoire d’une idée numérique:YouTube. Conversation avec Chad Hurley, CEO du site.
Conversation avec Chad Hurley, fondateur et CEO de YouTube.Né dans la ville de Birdsboro dans l’État de la Pennsylvanie aux États-Unis dans une famille où le père était conseiller financier et sa mère enseignante, il termine ses études universitaires à la Pennsylvanie University et il s’établit en Californie pour travailler auprès de la société PayPal. En 2005 avec Steve Chen et Jawed Karim fonde le site web YouTube qui est devenu le quatrième site internet plus visité au monde. En 2006, Chad Hurley vend sa créature au moteur de recherche Google pour 1,65 milliard de dollars en maintenant la gestion de la société comme CEO. La conversation à eu lieu à Paris pendant le mois de juin 2008.
Antonio Torrenzano. YouTube est devenu un incroyable phénomène populaire, comme est elle née l’idée de créer le site ?
Chad Hurley. YouTube était une idée simple, née par l’exigence de résoudre nos problemes:les vidéos personnelles que nous avions sur nos micro-ordinateurs et que nous voulions partager avec nos amis puisqu’il était impossible les envoyer par e-mail. L’idée est née dans cette manière. Seulement quand nous avons atteint le chiffre d’un million de pages visitées par jour, nous nous sommes rendu compte de ses potentialités. La chose la plus extraordinaire est que nous avons réussi pendant la première année à faire front à l’entretien et à la gestion du site avec une équipe d’amis très réduits. Aujourd’hui, les vidéos vus par les navigateurs sont beaucoup plus d’une centaine de millions chaque jour et, les usagers, ils chargent 10 heures de nouvelles vidéos pendant chaque minute. L’accueil favorable de YouTube est un des éléments uniques qui la différencie des autres sites web.su. YouTube permet une interaction directe entre artistes et public. Beaucoup de professionnels du secteur ont désormais compris que YouTube est un espace numérique dans lequel ils peuvent expérimenter de nouvelles idées. L’unicité dérive du fait que le site ne te permet pas de charger longues vidéos ou film, donc il contraint l’usager à utiliser un temps bref pour transférer son message. YouTube ? Un nouveau moyen de communication mondiale
Fabio Gualtieri. Est-ce que la publicité sera toujours la principale source économique pour YouTube? Encore,YouTube est-il devenu un instrument multimédia utilisé de la politique?
Chad Hurley. Je crois vraiment que oui! Avec mes collaborateurs, nous éviterons toujours de faire payer une taxe d’accès au site ou de faire payer les utilisateurs pour pouvoir décharger une video.Parce que nous sommes convaincus que ce serait un grand obstacle à l’utilisation du site web. Avoir une audience planétaire signifie laisser participer tous librement. Le débat politique sur YouTube? Sur le site existe un débat vif et, en même temps, nouveau. YouTube n’est pas seulement un récipient des vidéos amusantes.
Claudio Poletti. Le site a été récemment bloqué dans plusieurs nations pour des problèmes liés à la piraterie et à la violation des droits d’auteur. Quelles solutions prendra-t-elle la société qui gère YouTube ?
Chad Hurley. Les problèmes que vous citez dans votre question, nous sommes en train de les affronter avec les différents États. Avec les gouvernements des différentes nations, ils sont en-cours de négociations et un dialogue continu pour que YouTube puisse être un instrument multimédia de tous en respectant les différentes cultures et les différentes lois nationales. Il y a des États dans lesquels YouTube n’est pas visible,dans d’autres nations certaines vidéos ont été censurées. Nous avons la nécessaire flexibilité pour une vérification de ce type et pour faire face à ces demandes. Mais, si une nation trouve une vidéo blessante, il ne se comprend pas, pourquoi devrions-nous empêcher sa vision au reste du monde. Pour ce qui concerne la piraterie, nous avons dû trouver une solution définitive et mondiale en souscrivant des textes juridiques avec les maisons discographiques, les télévisions et les sociétés d’édition qui protestaient pour la violation des droits d’auteur. Pour défendre les droits d’auteur nous avons aussi fait de manière pour que les titulaires des oeuvres intellectuelles puissent éliminer les vidéos pirates.
Antonio Torrenzano
Fabio Gualtieri, Claudio Poletti.
Postmodernité et culture numérique: une contradiction dans les termes ? Conversation avec Michel Maffesoli, université Paris-Sorbonne.
Conversation avec Michel Maffesoli, professeur de sociologie à l’université Paris-Sorbonne, directeur du CEAQ, fondateur de la revue de sciences humaines et internationales Sociétés. Michel Maffesoli est considéré le sociologue de l’analyse du quotidien en occupant la chaire qui avait été d’Émile Durkheim. Auteur de nombreux essais publié dans plusieurs Pays, de l’Europe au Japon, du Brésil aux États-Unis, Michel Maffesoli a récemment publié «Iconologies. Nos idol@tries postmodernes». Dans ses essais, Michel Maffesoli n’a jamais arrêté d’assigner de la dignité intellectuelle aux phénomènes sociaux dont les disciplines scientifiques montrent scepticisme, indifférence ou méfiance. Il a toujours analysé les aspects locaux et simples des phénomènes qui accompagnent la vie de tous les jours autant que les phénomènes symboliques et affectifs qui révèlent l’émersion du tribalisme postmoderne soutenu et accéléré par les nouveaux médias. Le long dialogue avec l’Auteur, ici proposé, a eu lieu à Modène pendant le festival international de la philosophie, dans le mois de septembre 2008.
Antonio Torrenzano. L’ère de Prometeo est-elle terminée?
Michel Maffesoli. L’ère de Promete est finie, nous sommes au temps de Dionise. Le passage des grandes valeurs modernes comme l’idée de progrès, du travail, de la raison ils ont été remplacés par des valeurs différentes : le temps présent, la création, l’imagination et par d’autres totems mondiaux.Totems communs à toutes les réalités nationales. Quels ? Le moteur de recherche Google, les raves parties, Second Life, YouTube: l’ensemble de ces totems, ils racontent apparemment changements simples, en réalité très profonds de notre société contemporaine. Une société non plus trempée par la raison, mais par un imaginaire nourri d’idoles. Idoles qu’ils ne font plus l’histoire : plus tôt ils nous racontent nombreuses petites histoires que, mises une à côté de l’autre, forment une instantanée de notre temps contemporain. Nous sommes… hic et nunc comme le titre de votre carnet numérique. Tribus musicales, chat rom, reality show, codes esthétiques, tatouages, ils décrivent tous ensemble un changement profond. Changement pas toujours facile à comprendre : parce que dans la société contemporaine l’émotion prévaut sur la raison et l’homme n’est plus projeté à l’avenir. Il vit dans un présent euphorique et tragique en même temps. Pendant la modernité, le progrès et la rationalité avaient tenté de canaliser la violence, mais aujourd’hui ils émergent de nouveaux sentiments particuliers, tribals, irrationnels que nous pourrions définir barbares. Cependant, je ne crois pas que celui-ci soit inutile : la société occidentale, à force de cultiver le culte du risque zéro, elle s’est endormie. Nous ne risquons plus que mourir de faim, mais d’ennui. Les barbares, cependant, portent du nouveau sang. Ce sont nos fils, les nouvelles générations, qu’ils nous secouent. Ils font cahoter nos certitudes et habitudes, ils bouleversent notre calme.
Antonio Torrenzano. Époque de changements et d’émotions au désavantage de la raison? Quelles sont les icônes de ce temps présent ?
Michel Maffesoli. Nous sommes dans une époque de changements. Les jeunes, ils ne vivent plus projetés vers le futur. Ils vivent seulement l’instant. Je l’appelle présentisme : c’est-à-dire vivre avec de l’intensité le seul présent, qu’il s’agisse de relations affectives ou d’échanges. Vivre l’instant est le mot clé. Les jeunes n’enlacent plus l’idée de progrès, d’un horizon à conquérir, ils se concentrent plus tôt sur valeurs comme solidarité ou l’engagement, ici et maintenant. Je pense aux causes de l’environnement, aux organisations sans but lucratif, mais aussi à toutes les créations artistiques qui se voient sur YouTube. J’observe ces tendances. L’occident a passé deux mille ans à abattre des idoles pour arriver à un idéal et, aujourd’hui, il arrive le contraire. Nous revenons vers une nouvelle forme d’idolâtrie. L’historien Peter Brown parle de « petites divinités parlantes » : nous assistons à quelque chose de semblable. Divinités qui parlent à un public spécifique selon l’inclinaison du spectateur : idoles sportives, musicales, cinématographiques, religieuses, politiques. Étoiles de la télévision et de YouTube.
Antonio Torrenzano. Dans votre essai «Notes sur la postmodernité» vous posez l’attention au rôle de la communication. Vous soutenez que dans les sociétés postmodernes la communication devient communion. Quelles sont les conséquences culturelles produites par cette évolution?
Michel Maffesoli. La communication, mais en grande mesure les procès communicatifs soutenus par les nouveaux médias ont activé un nouveau procès dynamique de socialisation entre les individus, la Terre et les objets qui les entourent. Si la modernité a assigné de la centralité à la dimension économique, rationnelle et politique de l’existence, aujourd’hui on revient à la culture dans un sens le plus ample du mot. Le siècle qui s’annonce mettra son accent sur les aspects liés à la culture immatérielle et à l’imaginaire. La communication assume déjà dans le XXI siècle la fonction que dans le passé ils ont déroulé l’économie et la sociologie. La communication et, pour mieux dire les nouveaux médias deviennent le facteur de reconnaissance et d’identification, ainsi que l’élément sacré autour duquel les communautés se fondent et ils vibrent ensemble. Brièvement, l’élément structural de l’être ensemble postmoderne.
Antonio Torrenzano
Des caractères imprimés aux pixels? Conversation avec Nadia Lamlili, journaliste à l’Économiste et blogueuse.
Conversation avec Nadia Lamlili, écrivaine, journaliste à la revue l’Économiste au Maroc, 31 ans. La télévision américaine CNN la primée pour un article sur l’émigration clandestine, intitulé «Quand je serai grand, je veux être migrant ». Nadia Lamlili est la première journaliste marocaine à remporter ce prix dans la catégorie «presse écrite francophone». Après des études supérieures à l’institut de journalisme, Nadia Lamlili enrichit sa formation sur le fonctionnement des institutions européennes à Bruxelles puis en techniques journalistiques à Dakar. Cette journaliste au regard tranchant est, selon tous ses collègues, bourrée de talent. «J’ai couru beaucoup de risques en menant mes enquêtes.La conversation a eu lieu par téléphone. Elle est également auteure de nombreux essais en langue française. Son carnet virtuel http://www.nadialamlili.com. Le dialogue avec Nadia Namlili est la dernière conversation du cycle rencontres d’été. Rendez-vous au mois de septembre pour la rentrée avec nouvelles conversations, débats, reportages.
Antonio Torrenzano.Vous-etes journaliste et blogueuse. Comment avez-vous eu l’idée de créer votre propre carnet numérique ? Pourquoi dans l’herder de votre blog, avez-vous écrit la citation:«un voyage de mille lieus commence toujours par un premier pas» ?
Nadia Lamlili. L’idée m’est venue quand j’étais aux USA dans le cadre d’un programme de visite en formation auprès des médias américains. Là bas, j’ai suivi la bataille opposant les éditeurs de presse aux blogueurs. Le phénomène m’a intrigué et, à mon retour, j’ai voulu tenter l’expérience.Je suis blogueuse depuis trois ans. Maintenant, je crois que j’ai pris le virus. La citation que j’ai affichée dans l’herder de mon carnet, elle est une devise dans ma vie. Je suis de nature ambitieuse et je n’aime pas l’inaction ou l’impuissance. Rien n’est impossible. Il suffit de commencer. Créer mon blog est pour moi un premier pas pour découvrir l’univers du blogging. Je crois que ce n’est que le début de l’aventure. Les cybercarnets seront peut-être les médias du futur. Je compte aussi sur les internautes pour enrichir mes billets.
Antonio Torrenzano. Vous avez remporté le prix journalistique CNN dans la catégorie presse écrite francophone pour un reportage sur l’émigration clandestine. Pourrez-vous nous donner quelques suggestions à ce sujet ? Je pense, encore, au roman de Tahar Ben Jelloun «Partir» qui décrit l’histoire du garçon Azel et de son idée fixe de quitter son Pays pour aller en Europe.
Nadia Lamlili. L’émigration clandestine, c’est dramatique. On a l’impression que tout le monde veut aller en Europe et par tous les moyens. Finis les petits qui veulent devenir pilotes, médecins, enseignants…La migration est devenue un métier. Le reportage est un ensemble d’articles qui appelle les gouvernements européens et maghrébins à avoir une vision plus humaine du phénomène de la migration. Au lieu de réprimer ou d’élever les grillages des frontières à coups de millions d’euros, pensons aux causes de la migration et associons les pays d’origine. Rien n’y fait ! Nos jeunes sont obnubilés par l’idée de partir. Les subsahariens fuient les guerres, les famines et les maladies. Doit-on les réprimer? La migration clandestine ne s’arrêtera pas si les conditions d’une vie digne ne se réalisent pas en Afrique.
Antonio Torrenzano. Les médias numériques seront-ils l’avenir de la presse mondiale ?
Nadia Lamlili. Le Net est maintenant le champ de bataille de la presse mondiale. Nous sommes à la veille d’une révolution technologique qui fera disparaître les journaux en papier. Cette révolution ne touche pour le moment ni la télévision ni la radio. Les médias audiovisuels offrent plus possibilités pour une femme de se distinguer.Etre une femme est un avantage à l’antenne, car le téléspectateur est plus attiré par un visage féminin. S’il est accroché par l’image, il reste sur la chaîne. Même constat pour la radio, où les voix féminines sont plus captivantes. Il ya encore le problème que l’actualité dans les médias marocains, surtout dans les journaux, est très politisée. Peu de publications s’intéressent à des sujets qui touchent réellement le citoyen et la société profonde marocaine. Peut-être parce qu’il n’y a pas beaucoup d’investigation, pas de presse régionale forte et pérenne et très peu de lecteurs. Le Net, en revanche, est utilisé par de nombreux de lecteurs qui cherchent de l’actualité bien approfondie qu’il n’y a pas dans la presse écrite.
Antonio Torrenzano
Pour l’Afrique… Conversation avec Edgard Pisani.
Conversation avec Edgard Pisani, né à Tunis en 1918, ancien résistant et libérateur de la préfecture de Paris en 1944, préfet de la Haute-Marne à 29 ans puis sénateur et ministre de l’Agriculture du Général de Gaulle. Edgard Pisani a été commissaire européen et il a présidé l’Institut du monde arabe de 1988 à 1995. Auteur de nombreux essais comme «Utopie foncière» (1977), «Socialiste de raison» (1978), «Défi du monde, campagne d’Europe» (1979), «La main et l’Outil» (1984), «Pour l’Afrique» (1988), il a récemment publié «Le sens de l’État», recueil d’entretiens avec Stéphane Paoli et Jean Viard. Le dialogue a eu lieu à Paris, près de la Fondation pour l’innovation politique pendant le séminaire « L’héritage de mai 68 » au mois de juin 2008.
Antonio Torrenzano. Vous avez toujours affirmé que le drame contemporain de l’Afrique résulte par trois paramètres: démographique, politique, économique/technologique. Dans la situation présente,le continent est dans une immense régression structurelle ?
Edgard Pisani. Sur une partie de l’Afrique, la terre a toujours été difficile et la vie précaire. Cependant, au fil des siècles, les sociétés africaines avaient appris à s’adapter aux contraintes écologiques, à l’irrégularité des pluies comme à la fragilité des sols. Le drame actuel de l’Afrique ne tient ni à son climat ni à ses sols, mais au fait que l’homme a transformé des fragilités en déséquilibres. Ces éléments de crise résultent de trois paramètres. Démographique d’abord, politique ensuite, enfin économique/technologique. Dans le domaine politique, l’Afrique a été très vite obligée de construire des nations dont les frontières, au lendemain de la colonisation, étaient artificielles et amenées à le faire sans le soutien de consciences nationales, de structures sociales, d’économies autonomes ou d’encadrement humain.Ainsi, de nombreux pays sont composés d’ethnies multiples, plus ennemis que disposées à construire ensemble. Ainsi se sont assemblés des espaces contradictoires, immenses ou trop exigus, surpeuplés ou sous-peuplés, riches ou pauvres, habités de population que rien n’unissait sinon le gouvernement colonial et, plus tard, un État exigeant et inexpérimenté. Les États africains ont privilégié leur propre fonctionnement bureaucratique au détriment de l’ensemble de la société. Urbanisation, industrialisation, cultures de rente, grands travaux, sociétés d’État : les choix se sont la plupart du temps opérés au détriment des intérêts des populations, des communautés rurales traditionnelles en particulier. À la différence de bien d’autres pays du monde, la nation n’a pas précédé en Afrique la construction de l’État. Le fait est de taille: les pays africains sont devenus majeurs en l’absence d’un courant s’enracinant dans les profondeurs d’une entité nationale. Pour naître et s’imposer à tous, le consensus national a besoin de générations qui lui permettent d’oublier les différences et de découvrir son identité. L’organisation de la société ne se met en place que progressivement et souvent douloureusement. Ne disposant au départ d’aucune base nationale, les dirigeants africains ont tout fait à la fois. Ils ont dû brûler les étapes. L’État, le géniteur de la conscience collective, le berceau du sentiment national. L’État, la bureaucratie, le parti unique, l’armée, la ville capitale sont les seules et inévitables priorités. Au détriment de tout le reste: organisation sociale, société civile, démocratie, libertés, développement. Au détriment surtout des paysans, qui sont la société africaine. Tout ça, il donne une idée juste de la situation générale du continent, qui chaque jour s’enfonce dans une dépendance alimentaire qui aggrave la dépendance économique et rend futile l’indépendance politique.
Antonio Torrenzano. Crise agro-alimentaire, migration de masse, poids de la dette, dégradation de l’environnement, insécurité politique et dépendance économique: la question africaine est-elle insoluble?
Edgard Pisani. L’adoption de modèles économiques venus du nord, ils ont détruit les modes de faire, les comportements, la culture des Africains. Ces modèles ont même empêché que les Africains se les approprient. Ces modèles ont déstructuré le système communautaire qui assurait la solidarité des membres du clan et rien n’a pu combler ce vide. Ainsi, l’Afrique a été livrée corps et âme à des concepts, des outils, des technologies, des organisations, des valeurs, des règles de procédure, des choix qui n’étaient pas siens. Au lieu de l’enrichir, ils l’ont mutilée. La ville plutôt que la campagne, l’industrie au détriment de l’agriculture, les cultures de rente plutôt que les cultures vivrières, les grands travaux au lieu de l’organisation des populations. L’Afrique s’est glissée dans des habits faits pour des autres.Extravagante présomption des pays riches, pour lesquels il ne peut y avoir de société accomplie qu’à l’image de la leur. Tout le monde s’est fait le complice de cette aliénation culturelle: les gouvernements du nord, les agences internationales, les organismes de coopération, les églises. Les Africains aussi; parce qu’ils ont utilisé l’aide qui leur était nécessaire comme une potion magique, non comme un instrument d’appui à leur propre développement. Tout cela explique l’appauvrissement du continent.
Antonio Torrenzano. Est-ce que la société africaine s’est repliée sur elle-même ?
Edgard Pisani. Le transfert orgueilleux et obscurantiste des techniques et schémas des pays développés n’a pas résolu la crise africaine. Il n’a fait que la nourrir et l’aggraver. Le nord du monde a voulu que du passé en Afrique, il soit fait de la table rase: on a décidé que les méthodes culturales traditionnelles étaient archaïques et inefficaces sans penser que, peut-être, elles étaient adaptées aux sols et aux climats.Or le blé est absurde là où le mil existe; tracteurs et engrais sont mortels pour certaines terres. Le développement n’est pas une machine qu’il suffit de mettre en marche; il n’est pas un processus linéaire inspiré des pays industrialisés. Industrialisation, exode rural, capitalisation, décollage économique, consommation de masse, internationalisation des échanges… la méthode a fait ses preuves dans l’hémisphère nord après une longue histoire, mais à quel prix ? L’Afrique, telle qu’elle est aujourd’hui, ne se montre ni capable ni désireuse de suivre ce rythme, cette trajectoire. Le modèle véhiculé par les pays développés à travers leurs politiques de coopération et d’aide n’a pas été sans profit pour eux. Les donneurs n’ont pas eu pour premier souci le développement, mais le plus souvent le profit et la défense de positions stratégiques et d’intérêts économiques. Aussi la coopération internationale, ses orientations et les modalités financières adoptées ont produit des désastres. Il a paru simple et facile de réduire la malnutrition en accordant une aide alimentaire massive. L’aide alimentaire a été indispensable à l’Afrique, mais pratiquée comme elle l’a été, elle a découragé la production locale, suscitée l’adoption d’un modèle de consommation importé, déprimé le revenu des agriculteurs, elle a incité les paysans à se replier sur leur propre subsistance. Le plus grave sans doute est que l’aide alimentaire a modifié les habitudes en implantant des modèles de consommation que l’Afrique ne pourra pas satisfaire à partir de ses sols et de ses climats.
Antonio Torrenzano
La pauvreté en Afrique? Un tsunami silencieux. Conversation avec Jeffrey Sachs.
Conversation avec Jeffrey Sachs, économiste, écrivain, directeur de l’Institut de la Terre à l’université de Columbia à New York. Il est aussi conseiller spécial du secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon. Auteur de nombreux essais, dont deux livres à gros tirage : «The end of Poverty » et «Common Wealth». Le dialogue avec le professeur a eu lieu en deux moments et dans deux villes différentes: Strasbourg et Rome.
Antonio Torrenzano. Est-ce que la pauvreté peut être un facteur d’instabilité internationale? Les crises alimentaires en Somalie, Éthiopie, au Darfur et, plus en général, dans le continent africain sont devenues très graves et fréquentes. Les crises alimentaires ne sont pas une fatalité,comment faire alors ?
Jeffrey Sachs. L’Afrique, on aime ou on n’aime pas. On la met de côté ou on décide de s’en occuper vraiment. L’Afrique, hier autosuffisante, importe aujourd’hui le 60% de sa subsistance. Elle en importera le double dans vingt ans. Et les devises qu’elle consacrera aux céréales et aux produits alimentaires en général, elle ne les consacrera pas aux machines et aux activités de services dont elle aura besoin. L’aide alimentaire qui lui est accordée allège sa balance des comptes, mais elle autorise chacun de pays à pratiquer des prix agricoles et alimentaires artificiellement bas et qui découragent les producteurs de produire. Cette aide infère des modes de consommation que les terroirs africains ne peuvent pas satisfaire et risque de rendre l’Afrique irréversiblement dépendante de l’extérieur. Le paysan africain n’a pas seulement été économiquement marginalisé. Il l’a été politiquement, socialement. Le paysan africain est enfermé dans une stricte autosubsistance. Il faut augmenter la production alimentaire dans les pays pauvres. Le plus important est d’augmenter la production alimentaire dans les régions pauvres du monde. La plupart d’entre elles ont des niveaux de production alimentaire inférieurs de moitié ou de deux tiers à ce qu’ils pourraient être.La première chose à faire et la plus importante, c’est de fournir une aide financière rapide aux pays pauvres pour les aider à augmenter leur propre production alimentaire. Le problème est que les fermiers sont tellement pauvres qu’ils ne peuvent acheter ni les bonnes graines ni les engrais, ni organiser des systèmes d’irrigation. Donc je crois que pour surmonter cette crise, nous devons aider financièrement les producteurs agricoles dans les pays pauvres; cela augmenterait la production et donc ferait baisser les prix. Cela aiderait également à résorber l’urgence actuelle. La crise alimentaire mondiale n’est pas une fatalité. La demande de biens alimentaires dans le monde a surpassé l’offre. Le problème de l’offre a en fait plusieurs causes. Tout d’abord, la productivité agricole très basse en Afrique et dans d’autres régions pauvres du monde. Ensuite, les chocs climatiques en Australie, en Europe et dans d’autres pays produisant des céréales. Encore l’utilisation d’une partie de la production alimentaire pour les biocarburants. Enfin, les niveaux très bas de stocks de céréales: lorsque la demande mondiale a augmenté, les stocks de céréales ont été insuffisants. Ce qui a causé une explosion des prix. Pour terminer, les barrières douanières des pays exportateurs d’alimentation ont été relevées pour maintenir les prix bas dans leur pays, ce qui a encore accru les prix dans les pays importateurs. La demande de denrées alimentaires a fortement augmenté,mais pas l’offre. Si nous voulons faire vivre l’Afrique, il faut donner aux paysans des raisons de produire, d’acheter,de s’organiser, d’investir, de ménager la nature.De l’autre côté, la communauté internationale est appelée à démontrer non sa générosité, mais sa sagesse. La sagesse de prévenir de nouveaux désordres et de nouvelles catastrophes à venir.
Antonio Torrenzano. Mais, la communauté internationale, sera-t-elle assez myope pour ne pas s’engager? L’Afrique apparait toujours sur les écrans du monde sous forme de clichés dramatiques : sécheresses, famines, désordres, coups d’État, épidémies, réfugiés. L’Afrique semble maudite, condamnée à n’être que le tiers monde du tiers monde, le pôle négatif .
Jeffrey Sachs. Ce genre de politique demande des fonds budgétaires, puisque le gouvernement garantit la disponibilité d’engrais et de graines à bas prix aux fermiers. C’est justement là où l’Europe pourrait aider : en offrant une aide financière aux gouvernements africains qui pourraient la répercuter sur leurs fermiers pour qu’ils produisent plus. Selon moi, ceci est la première étape. Le Malawi a par exemple lancé, en 2005, un programme pour que chaque ferme du pays ait accès aux engrais et à des graines de haut rendement: rapidement, d’une saison à l’autre, ce petit pays a été capable de doubler sa production alimentaire! Et il a su maintenir ce niveau élevé de récolte, par l’action heureuse de cette politique. Il faut plus accepter la pauvreté. L’Afrique de la nature est somptueuse; celle des hommes est dure, impitoyable, misérable. C’est celle d’un continent immensément pauvre, soumis à la fatalité. Un ancien compte africain affirme que l’homme y passe son temps à repousser sa mort de quelques instants sous un ciel magnifique. Il ne faut plus accepter que les populations acceptent la fatalité de la misère, de la sécheresse, de la famine. L’aide alimentaire devra être substituée d’une augmentation de la production alimentaire des pays pauvres. Un sac de farine ne construit plus l’avenir, quelques sacs de blé ne deviennent plus le raccourci miracle qui tranquillise les consciences. Une deuxième phase, elle serait de revoir notre politique envers les biocarburants: il ne faut promouvoir que des biocarburants qui ne rivalisent pas avec l’offre de denrées alimentaires ou avec des terres sur lesquelles elles pourraient pousser. Le drame est d’abord alimentaire. La production vivrière a baissé de 30% par habitant depuis 1960. L’autosuffisance n’est plus assurée, même en l’absence de grande sécheresse. La malnutrition et les maladies tuent chaque jour 100.000 individus. L’écart se creuse entre le nombre de bouches à nourrir et les quantités de nourriture disponible. Par rapport à la crise actuelle et dans l’immédiat, je pense que notre rôle est d’alerter nos gouvernements sur le fait que nous ne voulons pas d’une politique qui néglige les besoins urgents d’un milliard de personnes pauvres affamées. Nous voulons donc que l’Europe, les États-Unis et d’autres gouvernements aident les fermiers dans les pays pauvres à accroître leur production alimentaire pour que cette crise ne perdure pas. Déjà, la ration quotidienne d’un Africain est la plus faible du monde: 850 calories dans certains pays. Le nécessaire est de 3000 calories pour un adolescent et de 2700 calories pour un adulte.
Antonio Torrenzano. Si les tendances actuelles persistent, le déficit céréalier africain atteindra presque 180 millions de tonnes par an, quarante fois plus qu’en 1970. Les dramatiques famines, connues de l’Éthiopie, elles ont été qu’un prélude du désastre contemporain. Le désastre menace tout un continent dont on a ignoré les ressorts et les rythmes. Comment pourrons-nous sortir de cette urgence ?
Jeffrey Sachs. L’urgence dans ce moment tue l’avenir. Le public ne se rend pas compte qu’il existe quotidiennement dans les pays les plus pauvres un tsunami silencieux qui mérite une mobilisation autant que celle de tsunamis visibles. Un désastre est actuellement à l’œuvre dans la plupart des pays d’Afrique et dans de nombreuses parties du tiers-monde.
Antonio Torrenzano
*Special thanks to James Nachtwey pour l’image.