Comment repenser l’humain ? Une réflexion d’Edgar Morin..

Le terme “humanisme” a connu plusieurs sens. D’abord consacré à ceux qui se vouent aux humanités pendant la Renaissance, il a désigné l’esprit de solidarité entre humains de toutes origines. Aujourd’hui que tous les humains de l’ère planétaire vivent une communauté de destin, il peut prendre un sens concret. Mais il demeure un grand vide au coeur de cette notion: qu’est-ce que l’humain ? Or la condition humaine n’est nulle part enseignée dans nos écoles et universités.

 

Comment la reconnaître ? Nous sommes condamnés à rechercher la base anthropologique de l’humanisme. Quelle est cette base? La première, c’est la trinité humaine, c’est-à-dire que l’humain ne se définit pas par l’individu ou ne se définit pas par la société et ne se définit pas par l’espèce, mais par les trois, inséparablement […]. La société est le produit des interactions individuelles, mais cette société avec ses émergences rétroagit sur les individus, leur donne la culture, le langage et nous sommes les producteurs-produits de la société.

 

Cette trinité est aussi inséparable que la Sainte Trinité où le Père produit le Saint-Esprit qui génère le fils et lequel régénère le Père qui, vous le savez, devient beaucoup plus gentil de la Bible à l’Évangile. Ce processus inséparable signifie que vous ne pouvez plus mettre en compartiments séparés l’espèce, l’individu et la société. Vous avez cette réalité trinitaire et c’est artificiellement et arbitrairement que l’on considère la société avec à l’intérieur des individus qui sont comme dans une boîte ou comme des automates déterminés par la machine sociale. Nous avons donc cette réalité fondamentale qui est bio-anthropho-sociologique, deux termes qu’on ne peut absolument plus séparer. Autre base anthropologique fondamentale, ce qu’est l’être humain en tant qu’individu. On est enfermé dans une triple définition: Homo sapiens, c’est-à-dire animal doté de raison; Homo faber, c’est-à-dire producteur d’outils, technicien; Homo economicus — définition tardive du XVIIIe siècle — mû par son intérêt personnel.

 

Ces trois notions sont justes, mais tout à fait insuffisantes parce que, en même temps que l’Homo sapiens, il y a l’Homo demens, c’est-à-dire que le délire, la folie, ne sont pas des cas limites de ceux qu’on enferme dans des asiles, ce sont des potentialités humaines qui se révèlent dans la moindre de nos colères, qui se révèlent dans le désir infini de conquête, des Gengis Khan ou d’autres, qui se révèlent sans arrêt dans l’histoire humaine, dans ce que les Grecs appellent l’hubris, la démesure. Bref, entre le pôle de la raison et le pôle de la folie, il y a toute la zone de l’affectivité. Mais l’affectivité, elle, et les travaux d’Antonio Damasio et de Jean-Didier Vincent, qui ont étudié le cerveau, notamment à travers les imageries cérébrales, ont démontré qu’il n’y a pas de raison pure; c’est-à-dire que, quand les centres d’activité rationnelle sont en mouvement, des centres d’affectivité sont mis en mouvement.

 

Le mathématicien qui fait ses calculs est animé par la passion des mathématiques. Autrement dit, il n’y a pas de raison sans un minimum d’émotion ou de passion et donc le moment du délire. C’est quand la rationalité, soit est occultée, paralysée par la passion, soit quand elle se met au service de la passion humaine, de la folie, ce qu’ont très bien montré Adorno et Horkheimer dans leur idée de la rationalité instrumentale qui sert à construire aussi bien Auschwitz que l’arme nucléaire. Donc, il faut dépasser cette conception simpliste de l’Homo sapiens pour la conception complexe. Par ailleurs, il n’y a pas seulement l’Homo faber: dès Néandertal, dès les sociétés archaïques, il y a des croyances mythologiques en une vie après la mort, sous forme de spectre immatériel ou sous forme de renaissance; il n’y a pas de société sans mythologie, dont la croyance en une vie post mortem et la prolifération mythologique ne s’est nullement arrêtée avec la disparition des anciens mythes et des anciens Dieux, comme ceux de l’Olympe, etc. Nous avons créé des mythes modernes, notamment le mythe du progrès comme on voit dans l’Histoire.

 

Le communisme fut une religion qui se croyait d’être une science, mais qui portait une promesse messianique. Je dirai même que le néolibéralisme qui a régné comme science économique fut l’une des mythologies les plus minables qu’a produit l’humanité. Donc, Homo faber est inséparable d’Homo mythologicus. Enfin l’Homo economicus mû par son intérêt personnel est de plus en plus évident dans notre civilisation. Mais, nous voyons aussi l’Homo ludens qu’avait bien diagnostiqué Huizinga, c’est-à-dire celui de la dépense, du jeu, de la fête, de ce que Georges Bataille va appeler la consumation. Ainsi, évidemment, ce sont des notions antagonistes qui définissent l’être humain. Et j’arrive même à cette idée, c’est qu’il y a un ensemble qu’on peut dire le pôle prosaïque de la vie humaine, c’est-à-dire les obligations qu’on doit faire sans intérêt, et le pôle poétique, c’est-à-dire ce que nous faisons avec passion, avec amour, avec communion, avec fête.

 

Il faut penser, donc, que, dès le départ, nous avons Homo complexus et c’est très important parce que, si vous pensez à la Hobbes que l’homme est par nature mauvais, il faut tout faire pour contrôler cet animal méchant. Mais, si vous dites que l’homme est bon, alors il faut tout faire pour laisser sa bonté naturelle s’exprimer. Mais si vous pensez qu’il est capable du bon et capable du mauvais, vous avez une problématique politique beaucoup plus complexe et beaucoup plus riche: comment faire pour que le meilleur puisse s’exprimer, comment faire pour que la poésie puisse s’épanouir et pour que soient inhibées les tendances destructrices, folles. Donc si vous voulez, je pense que la question de l’Homo complexus est indispensable pour la pensée et pour l’action notamment politique.

 

Ensuite, il y a aussi une autre donnée anthropologique: c’est le lien entre l’unité et la diversité humaine. L’unité est incontestable: unité génétique, unité anatomique, unité physiologique, unité cérébrale. Nous sommes tous pareils. Mais nous sommes tous différents. Les individus sont différents par la physionomie, par le caractère, par les aptitudes. C’était Neel qui, étudiant une tribu indienne d’Amazonie qui s’est trouvée pendant plusieurs siècles isolée dans un isolat génétique, avait remarqué que chez ces indigènes, cette petite population, il y avait des différences entre individus aussi grandes que ce qu’on rencontrait dans le métro à Londres. C’est dire que même un isolat génétique produit des individus différents. J’ajoute que c’est parce qu’il y a des différences individuelles dans toutes les sociétés qu’il y a des êtres anomiques, des déviants, des gens qui ne croient pas aux dogmes que la société impose et qui sont rétifs. Je suis persuadé que partout où règnent des dogmes, des religions, il y a des individus qui n’y croient pas, mais évidemment, s’ils sont très prudents, ils ne se manifestent pas trop. S’ils sont imprudents, ils peuvent être fondateurs d’une nouvelle idée, d’une nouvelle religion.

 

Ce qui est capital, c’est que c’est à partir de l’unité humaine que se sont générées les diversités, non seulement individuelles, mais aussi culturelles et sociales. La culture, c’est-à-dire le langage, la musique, les arts et les techniques, est un phénomène propre à l’humanité. Et bien, la culture, elle, on ne la connaît qu’à travers des cultures différentes. Si la musique est présente dans toutes les sociétés, on ne connaît la musique qu’à travers les diverses musiques. Si on a tous le même langage à double articulation, celui qui a été défini comme tel par Jakobson et autres, toutes les langues sont différentes les unes des autres, dans leurs grammaire, syntaxe, etc. Donc, unité et diversité, c’est un phénomène très important et qui nous ramène à la diversité propre aux individus d’une même société. Cela veut dire aussi que c’est très important pour les processus d’évolution, de transformation et de création. Ce n’est pas seulement que certains individus peuvent réaliser des aptitudes artistiques, créatrices en musique, en poésie et en art, mais c’est aussi de voir comment de grandes innovations mythologiques ou religieuses sont parties d’individus déviants, comme le prince Shakyamuni Siddhārtha, qu’on a appelé le Buddha, l’éveillé: c’était un homme qui s’est mis à réfléchir tout seul sur la souffrance, sur l’impermanence, et de sa réflexion est née un message que quelques disciples ont “engrammé”.

 

Puis ça s’est répandu, une déviance est devenue une tendance et une tendance est devenue une force historique: le Bouddhisme qui s’est propagé en Chine et en Extrême-Orient. Jésus de Nazareth était un chaman, condamné par le Temple, qui n’a eu que quelques disciples. Mais il s’est trouvé que, par quelques rebondissements historiques imprévisibles, un autre individu chargé justement de persécuter les chrétiens, Saul, qui va devenir Paul, devient, à la suite d’une conversion très, très étonnante, l’annonciateur de la nouvelle religion, en rompant avec les rites de la synagogue, et annonçant une bonne nouvelle universelle alors que le message juif était limité au peuple élu. Et après quelques siècles d’incubation, le Christianisme a triomphé dans l’Empire romain. (…) De même, le capitalisme est né de marchands, des navigateurs, qui ont commencé à trafiquer des épices, du poivre, de la soie, d’autres produits exotiques, et finalement corrompre de l’intérieur le monde féodal, avec l’aide d’une puissance nouvelle qu’est la monarchie, et transformer la société médiévale.

 

De même, la science moderne a commencé en déviance… Au XVIIe siècle, c’est Descartes, c’est Galilée, c’est Bacon, qui en élaborent les idées de base. À partir de ces individus, une force historique va se développer au XVIIIe, au XIXe et d’une manière formidable au XXe. Donc, le problème de la diversité humaine, c’est le problème aussi des déviances, des tendances, des conflits, qui créent cette diversité. Ainsi donc, l’humanisme doit considérer la complexité humaine, tissée elle-même de contradictions et d’antagonismes internes. Il ne saurait vouloir abolir l’Homo mythologicus, mais le faire dialoguer avec Homo sapiens. Il ne saurait abolir l’Homo demens, mais introduire partout une dialectique entre raison et passion et rendre ces deux termes inséparables. Il ne saurait abolir homo economicus, mais il devrait le contrebalancer dans le développement de l’Homo ludens ou mieux, de l’Homo poeticus.

 

Edgar Morin

 

 

 

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